Dès l'introduction, l'auteure capte l'attention en établissant un rapport subtil entre le silence des victimes et le fait que l'écriture qui « devrait être un acte naturel » pour un professeur d'Université ne le soit toujours pas. Elle émet là-dessus une série de constats et d'hypothèses dont l'absence de « filiation intellectuelle ». Sur ce dernier point, affirme-t-elle, « tout se passe comme si nous étions orphelins de pères et dès lors, il faut d'abord élaborer ses deuils pour accéder à la capacité de création ». De là, émerge le fil conducteur de l'ouvrage qui se résume à cette terrible et inévitable question : qu'est-ce qui a été à l'origine de la « folie » qui a frappé l'Algérie ? Répandue et attribuant la violence aux chocs du passé (colonisation, misère, émigration ou guerre), la thèse historiciste ne satisfait pas Chérifa Bouatta qui réfute le « déterminisme parfait » des destins individuels. Elle constate aussi, sans s'y attarder, que certaines sociétés parviennent à « dompter » leurs violences tandis que d'autres les laissent atteindre leurs paroxysmes. Ce cadrage de sa réflexion l'amène sur son terrain de psychologue en des interrogations sans ambages : Comment des parents aimants peuvent assister à l'assassinat de leurs enfants sans réagir ? Comment des voisins peuvent rester sourds aux appels à l'aide de leurs voisins attaqués par des terroristes ? Et finalement, « comment des individus ordinaires », c'est-à dire comme vous et moi, peuvent se transformer en assassins de leurs semblables ? Cherifa Bouatta qui est docteur d'Etat en psychologie, titulaire d'une chaire de magistère à l'Université d'Alger sur les traumatismes psychiques, directrice de la revue Psychologies et présidente de l'association SARP, (société algérienne de recherche en psychologie), tente d'y répondre par une argumentation théorique mais aussi et surtout en tant que praticienne. Elle livre ainsi les résultats d'une enquête épidémiologique menée en 1999 par les chercheurs de la SARP à Sidi Moussa, située à une trentaine de km d'Alger en plein triangle de la terreur et Dély Ibrahim, banlieue assez aisée d'Alger « relativement épargnée par les violences extrêmes ». La préparation de l'enquête a demandé un travail conceptuel important. Il s'agissait de définir les outils d'investigation (questionnaire, grilles de traitement…) en adaptant des instruments élaborés dans d'autres contextes (Ghaza, Cambodge…). Ainsi près de 700 personnes ont pu être approchées. L'enquête livre des données précises et précieuses sur les effets de la violence (stress post-traumatique dit PTSD, anxiété, dépression et somatisation), leurs prévalences selon les groupes (lieu de résidence, sexe, âge…) et la nature des événements. Cette enquête particulièrement importante dont il serait fastidieux de livrer tous les résultats ici a donné lieu à des formations spécialisées de psychologues puis à la mise en place d'un dispositif thérapeutique. Ainsi, un centre d'aide psychologique a été ouvert à Sidi Moussa en avril 2000. Chérifa Bouatta expose le travail de cette unité et présente des cas qui révèlent l'ampleur des traumatismes ainsi que les formes qu'ils prennent auprès des victimes. Dans cette partie intitulée « Pratique psychologique au temps du trauma », elle recense et analyse les enseignements du terrain en les confrontant entre eux mais aussi aux bases théoriques en la matière. Dans le chapitre « Deuils terminés, deuils interminables », fondé sur deux cas de femmes. Bouatta montre comment les différents cas s'expriment à travers la parole, le rêve, etc. et décrit comment le psychologue perçoit les symptômes de plaies fondamentalement invisibles. Elle enchaîne alors sur la situation du psychologue face au traumatisme de l'autre et, de la même façon pour les patients, elle recueille des propos symptomatiques de psychologues en exercice dans ces cas. Elle révèle comment « le patient traumatisé est lui-même traumatisant ». Elle en tire des observations pertinentes : « Il faut considérer à ce moment-là la pathologie du lien social dans la mesure où ce sont les lois, les croyances, le cadre culturel à partir desquels la réalité est décodée, et sur lesquels s'étayent les individus qui sont attaqués. » Le livre s'achève sur le chapitre intitulé « Comment les hommes deviennent-ils violents ? ». Il montre comment les matrices de la violence prennent source dans l'exclusion : « Le désir d'être entre soi, de rester identique à soi est gros de danger, car pour le conserver, on peut procéder à l'exclusion de l'autre, à son annihilation ». Bouatta expose alors le pessimisme freudien sur les capacités agressives et criminelles qui coexistent avec la pulsion de vie. Sans vouloir trancher sur ces questions qui, selon elle, méritent d'autres recherches, elle donne des éléments puisés dans l'anthropologie, l'histoire ou la science comme la célèbre expérience de Milgram (relatée dans le film I comme Icare) où des sujets volontaires étaient poussés à infliger à d'autres sujets (acteurs complices) des décharges électriques fictives. Le livre a été achevé au moment où entrait en application la Réconciliation nationale. Comment se « réapproprier la parole », acte indispensable au deuil individuel et collectif, se demande l'auteure qui s'inquiète même de la possibilité « dans l'avenir immédiat » de publier sur la question. Dans l'immédiat, son livre est disponible en librairie. « Les traumatismes collectifs de l'Algérie », Chérifa Bouatta. Casbah. Ed. Alger, 2007. 190 p.