Des télévisions satellitaires à l'internet », un stimulant colloque s'est déroulé la fin de la semaine dernière à Lyon en France. Nous étions dix-huit universitaires chercheurs, venus de divers pays, à présenter des éléments de discussion exprimant l'évolution du domaine. L'événement est d'importance en ce qu'il recèle de questionnements et de connaissances pour, ici aux lecteurs d'El Watan, en rapporter l'essentiel. Cette rencontre a été pilotée, avec une remarquable ardeur et intelligence de bout en bout, par deux chercheurs du Groupe de recherches et d'études sur la Méditerranée et le Moyen- Orient (Gremmo/CNRS) et l'université Lumière Lyon 2 : Yves Gonzalès-Quijano et Tourya Guaaybess. Dans cette édition et la prochaine, nous livrons successivement des entretiens réalisés avec eux. Avant de revenir, à terme, sur d'autres communications du colloque. Qu'y a-t-il de réellement « nouveau » en termes d'usages de l'internet dans l'espace du monde arabe ? Yves Gonzalez-Quijano : « Le constat peut surprendre : pour ce qui relève des nouvelles technologies de l'information et de la communication, l'évolution du monde arabe est parfaitement banale ! Malgré le peu de recul que nous offre une histoire très courte puisque la pratique d'internet, à une échelle significative, n'y a guère plus d'une dizaine d'années, il apparaît bien que les populations arabes découvrent et s'emparent des innovations techniques qui ne cessent de se succéder à un rythme toujours plus soutenu selon des modalités en tous points comparables à ce que l'on peut observer dans d'autres régions du monde. Malgré cela, les représentations les plus courantes des usages des nouvelles technologies oscillent entre deux clichés totalement contraires à cette affirmation : celui du « désert numérique », résultat d'une incompatibilité culturelle fondamentale de « l'oriental » vis-à-vis de la technique ; ou encore celui du « terroriste des réseaux », source de perpétuelles menaces pour le système de la communication mondialisée. Ces images de l'oriental imperméable aux vertus de la technique, qui trouvent leur origine dans l'orientalisme du XIXe siècle, peuvent être véhiculées dans certains cas par des voix arabes : celles des « experts indigènes », un Fouad Ajami par exemple, récitant son mantra sur les plateaux télévisés lors des crises qui agitent régulièrement la région, ou encore celles des rédacteurs du célèbre Rapport sur le développement humain dans le monde arabe qui, pour des raisons totalement différentes, rejoignent néanmoins les critiques des médias en dressant un tableau très sombre des perspectives de développement, en particulier vis-à-vis de la révolution de l'information et de la mise en place d'une nouvelle économie de la connaissance. Il y a donc deux interprétations qui s'opposent assez fondamentalement sur la lecture que l'on doit faire, pour ce qui concerne le monde arabe, des phénomènes qui relèvent des techniques de l'information et de la communication ; alors que certains se fondent prioritairement sur les données statistiques et se placent sur le registre de la macroanalyse pour dresser un bilan très négatif, et même en certains points accablant, pour l'avenir des nouvelles technologies dans la région, d'autres avancent un point de vue bien plus nuancé, pour ne pas dire nettement plus positif, en s'efforçant de décrire et d'interpréter les signes à travers lesquels se manifeste, selon des contextes spécifiques qui peuvent être très différenciés, un processus particulièrement rapide et puissant d'acculturation technique (qui n'est pas sans rappeler l'expérience de « l'acculturation à l'imprimé » au coeur de la Renaissance arabe de la seconde moitié du XIXe siècle) ». Quels sont les principaux aspects illustrant les réalités en cours de cette « fabrique du social » ? « Dès lors qu'on se donne pour objet de présenter quelques aspects de ce que l'on appelle, sans doute trop rapidement, les « communautés virtuelles » de la Toile arabe. Et à partir du moment où l'on a choisi d'observer quelques situations concrètes plutôt que de chercher à tester la capacité de réponse du monde arabe vis-à-vis de telle ou telle théorie générale, il est clair que l'on se range, non pas dans le camp des « pessimistes fondamentaux » mais davantage dans celui des « optimistes raisonnables ». De fait, en évoquant le phénomène le plus marquant de la Toile arabe durant ces quatre ou cinq dernières années, à savoir celui de la multiplication des sites personnels de type « blog » et de leur visibilité de plus en plus manifeste dans l'espace social et même politique, il s'agit bien de répondre à des lectures inadéquates dans la mesure où, selon nous, elles ne saisissent pas les phénomènes réellement importants liés à l'essor des « nouveaux médias » entendus ici comme les formes actuelles produites par l'évolution croisée des mass médias d'un côté et des média de l'autre (média entendu ici comme pluriel de médium, au sens de support de l'information, véhicule par lequel se réalise la transmission d'un message). Sans se laisser aller aux vertiges d'une fascination technique qui poserait l'inéluctabilité d'une révolution de l'information aux conséquences incalculables, il est permis de croire que l'essor des nouvelles technologies de l'information et de la communication produira, dans le monde arabe aussi, des effets très largement imprévisibles aujourd'hui encore. Des effets sur le contrôle de l'information bien sûr, mais aussi, plus fondamentalement, sur le partage des connaissances et sur les différentes formes de pouvoir que confère la maîtrise du savoir... Autant d'éléments qui contribuent à cette nouvelle « fabrique du social » où figurent en première ligne les blogueurs arabes. Rares sont ceux qui, en dehors des milieux spécialisés, ont noté la date du 13 janvier 2008, celle du lancement de la traduction en arabe – ainsi qu'en persan et en hébreu, autres langues qui s'écrivent de droite à gauche – de « Blogger.com ». Désormais, l'ensemble des services de cette société rachetée par Google en 2003 sera totalement disponible en arabe. L'avenir le dira, mais il n'est pas impossible que cette arabisation de la plus célèbre et de la plus utilisée des plates-formes pour la création et l'hébergement de blogs s'avère aussi importante pour le développement de la Toile arabe que l'avait été, en son temps, la diffusion du logiciel de navigation Explorer dans la version de Windows 95, offrant pour la première fois une navigation facile, y compris avec la possibilité de recherches en texte intégral, dans un univers multilingue incluant l'arabe. Le lancement du logiciel de Microsoft avait permis au milieu des années 1990 l'essor d'un web à contenu arabe ; l'arabisation de Blogger. com accélérera peut-être encore plus la colonisation de la Toile arabe par les blogs. En tout état de cause, le développement fulgurant de la blogosphère est à l'évidence le phénomène majeur de la Toile arabe durant les dernières années. Une Toile arabe qui ne fait en l'occurrence que suivre les évolutions du Web mondial puisque les premières expériences relatives à ce type de production numérique, au milieu des années 1990, n'ont commencé à prendre de l'importance qu'un peu plus tard, précisément avec la création de Blogger en 1999, avant de littéralement exploser, à partir des années 2004-2005, en une myriade de sites. »