Comparé à son compatriote, le polygraphe Mahmoud Abbas Al-Akkad (1889-1965), qui avait fait œuvre de visionnaire en publiant un article retentissant dès les premiers jours du déclenchement du 1er Novembre 1954, le grand écrivain égyptien Taha Hussein (1889-1973) affichait une méconnaissance totale, pour ne pas dire autre chose, de la lutte du peuple algérien pour recouvrer son bien inestimable, la liberté. Dans le deuxième volume de ses mémoires, à paraître prochainement chez Casbah Editions, Ahmed Taleb El-Ibrahimi, alors ministre de l'Education nationale, affirme que la seule question ayant retenu l'attention du grand prosateur lors de leur rencontre au Caire, était de savoir si la France avait vraiment commis des crimes en Algérie. En enfant bien né, Ahmed Taleb devait rendre cette visite pour deux raisons : honorer la mémoire de son père, Cheikh El-Bachir, président de l'Association des oulémas algériens qui avait une profonde relation avec le grand écrivain et, bien sûr, rendre hommage à ce dernier pour sa production intellectuelle qui avait révolutionné le monde des lettres arabes. Il dut donc faire un long exposé sur les massacres commis par l'Armée d'Afrique durant le XIXe siècle, sur l'expropriation des terres et la destruction des pôles de la culture arabo-islamique, ainsi que sur les cruelles exactions commises par Bigeard, Massu et tant d'autres tortionnaires durant la guerre de Libération nationale. « Il m'écoutait, écrit-il, et m'interrompait de temps à autre : ce n'est pas possible ! Ce n'est pas possible ». De fait, Taha Hussein ne savait pas que la France avait commis l'impardonnable en Algérie durant 132 ans. L'entretien s'était déroulé en langue française à la demande de Taha Hussein lui-même afin de ne pas recourir à un interprète, car son épouse, Suzanne, cette dame qui avait étudié les lettres latines dans son propre pays, ne connaissait pas la langue arabe. Eh oui, après soixante ans de vie commune en Egypte, elle n'avait pas cru bon d'apprendre l'arabe ! Marie-Antoinette, qui fut souveraine de la France avant de terminer sur l'échafaud, commettait, dit-on, des fautes de français, et pourtant, elle était d'origine autrichienne. Suzanne Hussein, quant à elle, est restée française de langue et d'esprit dans son cadre familial, c'est ce qui fait penser qu'elle avait exercé une influence particulièrement négative sur son mari sur nombre de questions, notamment, sur sa théorie relative à l'appartenance culturelle du monde arabe à la civilisation hellénique. Dans ses mémoires qui sont, du reste, d'une platitude déconcertante, elle déclare avoir sollicité le concours d'un homme d'église au moment où son mari rendait l'âme. Pourtant, elle le savait musulman corps et âme. En revanche, cela n'autorisait guère Taha Hussein à ignorer le fait colonial français et ses crimes commis en Algérie. Et dire qu'il s'était montré par ailleurs champion en matière d'histoire gréco-latine, et qu'il pouvait quand même ruser sur l'accessoire et ne rien céder sur l'essentiel.