En 1958, il y a tout juste 50 ans, Albert Camus s'installait à demeure à Lourmarin, dans le Vaucluse. Après la guerre, l'amitié avec le poète René Char lui avait fait découvrir cette partie de la Provence qu'il ne devait plus quitter. Il y fut inhumé après son accident mortel en 1960. Lyon : De notre correspondant En 1946 et jusqu'à la mort de l'auteur de L'Etranger, une amitié devenue fraternité va unir Albert Camus et René Char. Pour les éditions Gallimard, Franck Planeille a regroupé en un recueil émouvant les échanges épistolaires entre le romancier philosophe et le poète vauclusien. La tonalité est placée sur un registre très haut. Deux cents lettres inédites attestent de « ce que furent les engagements et les travaux communs des deux hommes après-guerre et leur proximité attentive et réciproque ». En même temps, par le filtre de cette relation faite de confiance, on y découvre un Camus qui se livre sans ambages. En 1947, poétiquement, Char écrit à Camus à propos de La Peste : « Un très grand livre. Les enfants vont à nouveau pouvoir grandir, les chimères respirer. » Et Camus à Char : « Il y a peu d'hommes aujourd'hui dont j'aime à la fois le langage et l'attitude. Vous allez plus loin que les autres, n'ayant rien exclu. » Il aimait, comme il le lui confia en 1954 ses mots qui « débrident, et avec quelle brûlure d'acier, cautérisent, tonifient ». Camus, dont les mots avaient fait et feront mouche dans Caligula (première rencontre épistolaire avec Char) L'Homme révolté, Les Justes, L'Etranger, Actuelles, L'Exil et le royaume…, avait trouvé un homme avec qui les sens intellectuels et moraux entraient en résonance. Leur rencontre est décisive, quelques mois après la fin de la terrible barbarie de la Seconde Guerre mondiale qui s'est achevée par le choc de l'explosion de l'inimaginable bombe atomique dont chacun sentait que c'est une menace pour l'humanité. L'époque n'est pas neutre et les deux esprits résistants vont se cultiver réciproquement. Camus en ce temps pense encore au retour au pays : « Mon désir le plus profond serait de regagner l'Algérie, mon pays, un pays d'hommes, un vrai pays, rude, inoubliable. Mais pour des raisons très différentes, ce n'est pas possible. » Ainsi demande-t-il à trouver une habitation dans « ce pays de France que je préfère, le vôtre ». Il ne trouvera pas satisfaction avant 1958 mais il viendra régulièrement, seul ou en famille séjourner dans le Vaucluse et la relation avec Char va se fortifier, humainement, mais aussi et surtout avec des ponts entre les œuvres respectives des deux grands hommes de lettres. Camus écrira : « La lumière du Vaucluse, patrie de Char, se compose avec l'eau et le vent (…) Tout se mêle ici dans les forces naturelles et c'est du nœud de cette claire contradiction au point d'appui de la création même, que Char trouve son inspiration la plus mystérieuse, délivrant un de ces esprits solaires qui brûlent et purifient l'ulcère du monde ». Dans l'indicible, et même après le déclenchement de la lutte algérienne pour l'indépendance, les flux d'idées passeront entre eux. Si on a reproché à Camus son silence face au désastre algérien (qu'il n'est le lieu ici de commenter Camus confie sa douleur dans les missives envoyées à Char. Avec personne « l'Algérien » ne pouvait aussi bien livrer le plus profond de son être. Ainsi en octobre 1955, Char écrit à Camus qu'il vient de refuser de signer l'appel d'un comité pour protester « contre la mobilisation du contingent et la guerre d'Afrique du Nord », n'acceptant pas « d'être manœuvré ». Camus répond qu'il l'a aussi refusé : « La France a oublié que la justice est une force, avant tout que l'intelligence est rigoureuse ou n'est rien ». On sent ici qu'il explicite, comme par anticipation, la phrase qui lui sera reprochée quelques mois plus tard en marge de la remise du prix Nobel à Stockholm en décembre 1957 : « Entre ma mère et la justice, je préférerai toujours ma mère ». Une mère oui, mais qui serait juste ! Est-ce ce qu'il signifiait ? Interprétation ? Pas sûr ! Dans le même courrier à Char, on sent l'homme déchiré : « Les gens comme nous sont sur la corde raide, glissant sur la lame de l'épée. J'essaie, je m'épuise à définir les nuances dont j'ai besoin ». Et en mai 1956, « dans l'hiver » des cœurs, en plein cœur du printemps pourtant, il ajoute : « La question est seulement de savoir ce que la vie (…) va devenir. Cela seul suffit à faire souffrir. Mais si nous sommes malheureux, du moins nous ne sommes pas privés de vérité. Cela je ne le saurais pas tout seul. Simplement je le sais avec vous. Très affectueusement ». Et Char de répondre à Camus qu'il est son « compagnon de planète ». Au-delà du temps, voici une correspondance qui revigore et qu'on ne lâche pas sans une pointe d'amertume, pensant a posteriori que, comme l'écrit Camus, « le temps se fait en forme de hache ».