« Les médiocres sont très utiles, pourvu qu'ils sachent se tenir dans l'ombre, tels les zéros placés derrière les vrais chiffres. » Masson Au premier contact, on est saisi par la sobriété, la pudeur et la simplicité de Ahmed Kebaïli. Ce monument du cyclisme est resté lui-même, dont les 83 ans ont préservé les principales qualités. « Kebaïli fut un grand champion à la fois sportif et militant de la cause nationale, il méritait l'hommage qui ne lui a pas été rendu ou alors fort parcimonieusement », plaide Kaïd Ahmed, dit Badja, ancien cycliste et ami de toujours. Plus de 3 mois d'hospitalisation à Mustapha pour une affection oculaire, ayant nécessité une intervention chirurgicale, ont marqué cette silhouette longiligne qui cache en fait une forte sensibilité. C'est avec l'aplomb d'un homme à qui on ne la fait pas, que Ahmed nous reçoit à son domicile à El Affroun, ville à laquelle il reste très attaché. C'est un délicieux interlocuteur, amical, chaleureux et prévenant, mais aussi un sportif accompli qui ne se sépare que rarement de son survêtement qui doit lui rappeler bien des souvenirs. Abbas, Zaâf, Kebaïli, autant de noms qui ont marqué le monde de la petite reine, qui vit chaque année sa grand messe avec le Tour de France, auquel ils avaient pris part il y a près de 60 ans ! Des garçons de génie, tous aussi fous les uns que les autres, pour une seule raison : s'affirmer et affirmer leur identité algérienne. Ouvrier électricien, il va bientôt s'accommoder des lignes hertziennes et tout ce qui a trait au courant électrique. « Mon métier m'a permis d'évoluer. Mon patron me trouva une place au chantier de la base aérienne de Blida. Comme la distance était longue, ma mère se résigna à m'acheter une bicyclette pour effectuer les aller-retour. Bien sûr, les week-ends, je ne m'empêchais pas avec des amis d'aller à la plage du côté de Bérard. Je faisais même des virées chez mes tantes à Hameur El Aïn. Décelant chez moi des prédispositions, des amis se chargèrent de me prêter un équipement complet. Je volais de mes propres ailes avant d'atterrir au Vélo sport musulman d'Alger. » En 1940, à à peine 15 ans, il effectue son baptême en s'engageant dans le Premier pas Dunlop, en se frottant aux premiers circuits à Hydra. En éliminatoires, il se fait déjà signaler en se classant troisième et en se qualifiant pour les dem-finales. C'était le premier Algérien à s'illustrer, au grand dam des colons comme Fajet, distancé au sprint, en présence de M. Borotra, alors ministre français des Sports. Une vocation est née Une vocation est née et Ahmed, sûr de son talent, avait assez d'ambition pour foncer tout droit le nez dans le guidon. A 16 ans, il se rappelle avoir embarqué dans le cargo Djebel Amour, avec du bétail en direction de Marseille. « La traversée a duré 36 heures et à l'arrivée, on était harassés, alors qu'une course importante nous attendait à Montluçon, siège de Dunlop où devait se dérouler la finale de la course éponyme. » Zidane, un de nos dirigeants, est venu me voir au début de la course pour me mettre en garde. « Petit, attention, ne mène pas, reste toujours au sein du peloton. » Un suceur de roue quoi ! J'ai appliqué la consigne à la lettre et voilà mes concurrents qui viennent me tarabuster, alors que je me trouvais au milieu d'une échappée parmi 5 Français. Je refusais de faire mon travail à l'avant, l'un d'eux est venu à mes côtés. « Allez Sidi, mène un peu », me lança-t-il ironiquement. J'avais fait mine de ne pas comprendre. » Et comme je persistais dans ma position, ils me harcelaient avec la même litanie jusqu'au moment où, excédé, l'un d'eux confia à son ami : « Je vais le balancer ». Alors là, j'ai réagi. « C'est toi qui va partir dans le fossé », lui avais-je rétorqué. Alors, tout penauds, ils ont murmuré : « Mais ma foi, il parle le français mieux que nous. » Même en cassant le cale-pied, je suis arrivé à me classer 7e, se souvient-il. De retour à Alger, Ahmed prend part à toutes les courses de jeunes qu'il remporte haut la main. Il change de catégorie et participe en 1946 au championnat de France amateur. « J'étais le seul Algérien à Besançon. J'étais impressionné par le vélodrome qui me donnait le vertige, car je n'y ai jamais couru. N'empêche, en dépit de toutes les craintes, je me suis classé 3e. » Il participe au trophée Peugeot et fait valoir ses qualités de grimpeur. Dominant tout son monde. Il se heurtera à un vélo récalcitrant et fragile qui cassera. « Le cadre s'est disloqué et j'ai dû, la mort dans l'âme, abandonner. » Et le grand jour arriva. Il est sélectionné pour prendre part au Tour de France de 1947. Mais les dirigeants, considérant son jeune âge, le persuadèrent de laisser sa place à Ahmed Chibane. Ce qu'il fit sans broncher, puis l'année d'après, le même scénario se reproduit. C'est Zaâf qui lui est préféré. En 1949, les dirigeants lui substituent le Français Loz qui du reste est éliminé d'entrée. Il aura fallu attendre l'année de grâce 1950 pour que le rêve se réalise enfin ! « Mais dans des conditions calamiteuses, il y faisait un temps caniculaire. On ne pouvait même pas respirer. Un véritable coup de barre. Les Italiens, remontés après l'agression sur Bartali, finirent par se retirer. Je me souviens que Bobet dans les cols pyrénéens était à bout de souffle, venant vers moi il m'a supplié de lui donner un peu d'eau, car il allait suffoquer. Il m'a même proposé 100 F que j'ai bien sûr déclinés. J'ai répondu à son attente sans contrepartie. Depuis, il est devenu mon meilleur ami. » Kybler, Koblet, Copi et les autres Le tour cette année-là a été remporté par le Suisse Ferdi Kubler. Kebaïli s'adjugea la 40e place. Kebaïli prit part avec Zaâf au tour suivant, remporté par Koblet. En 1952, Ahmed est rentré en 39e position. Il est 7e dans le contre la montre entre Clermont et Vichy (60 km). De nouveau sélectionné en 1952, Ahmed est membre de l'équipe nord-africaine avec les Querci, Molines et autres Zaâf, « le casseur de baraque » ayant vécu à l'occasion une mésaventure qui restera dans les annales. La presse de l'époque s'en fit l'écho en y mettant un peu de fantaisie. « Le peloton du tour assoiffé se comportait comme un régiment de sauterelles. L'équipe nord-africaine, dirigée par Tony Arbona, avait choisi de jouer l'offensive ! C'est dans ce contexte brûlant que le pittoresque Abdelkader Zaâf, surnommé le « Lion de Chebli » s'effondra, inconscient au pied d'un platane. Il demeura ainsi dans un état comateux, durant de longues minutes, puis reprit conscience. Il tenta aussitôt de reprendre la route, titubant, mais s'en fut dans le sens contraire à celui de la course ! L'entourage voyant qu'il n'était pas en état de tenir en équilibre sur son vélo le fit monter dans une ambulance. Là, le brave Kader manifesta l'intention de reprendre la course, c'est-à-dire de revenir au point où s'était produit son effondrement et d'effectuer toute la distance à bicyclette afin de remettre ‘'le compteur à jour''. » La fausse « cuite » de Zaâf La rumeur affirma qu'il était ivre, ayant accepté pour se rafraîchir des bidons de vin que lui tendaient les viticulteurs de la région. La vérité est qu'Abdelkader, montant dans l'ambulance, exhalait le pinard, mais respectueux de la religion, il n'avait jamais trempé ses lèvres dans l'alcool. Ce jour-là, l'étape fut gagnée par un autre Nord-Africain : l'Algérois Molines, qui passa pratiquement inaperçu, alors que Kader devint aussitôt extraordinairement populaire. On raconte que dans les bistrots du coin, on s'offre jusqu'à aujourd'hui des ballons de rouge du nom de l'infortuné coureur. « Un Zaâf, un ! » En fait, les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi, non que la presse soit menteuse, mais elle raconte seulement l'histoire à sa façon. Kebaïli, avec son franc parler sans nuances, à l'anecdote fertile, donne en témoin privilégié sa version des faits : « Zaâf est tombé. Il était dans les pommes. Pour le réveiller, les fermiers, qui étaient dans les parages n'ayant pas trouvé d'eau, l'ont aspergé de vin blanc. Il sentait l'alcool à mille lieues. Ce qui a fait dire à des journalistes sur place qu'il était ivre saoul. En vérité, il est resté dans le coma toute la nuit. Le matin, ils l'ont ramené dans la chambre qu'on partageait. Et savez-vous ce qu'il m'a dit dans sa naïveté. ‘'Je vais aller voir Godet (le directeur du Tour) et lui demander de terminer les 40 km restants !'' » En fait Abdelkader n'a jamais pris d'alcool. Ce jour-là, il avait tout simplement abusé d'amphétamines, puisque le contrôle anti-dopage n'existait pas à l'époque ! 5 Tours de France Même si la mémoire lui fait parfois des « sauts de chaîne », certaines anecdotes déboulent comme des « sprints » chez Ammi Ahmed, qui nous conte celle où dans une course vers Béjaïa, Quercy père vint à son niveau sur les cols de Yakouren pour lui déclarer qu'il était prêt à lui offrir 50 000 f, s'il laissait son fils gagner à Bougie ! Kebaïli refusa l'offre en répondant : « Avec le nom que je porte si je perds à Bougie, les Kabyles vont me lyncher ! L'homme rebroussa chemin, la mine défaite ! Ahmed nous fera part de ses prestations au Tour du Maroc qu'il courut à 6 reprises et dans lequel il se distingua, félicité par le général Juin en personne. Ou encore cette “méprise” de Zaâf Abdelkader qui exigea la présence de son fils à l'arrivée de la course Bel Abbès-Khemis pour fêter la victoire en famille ! Le fils Tahar était bien là, mais Kader dopé ne l'avait pas reconnu ! » Changement de braquet. Dès le déclenchement de la lutte de libération, Ahmed est sensibilisé à la cause qu'il sert sans se poser de questions. « Souidani, Bouchaïb et Ouamrane étaient souvent hébergés chez moi. Un jour que je transportais Ouamrane, qui était armé, nous cheminions dans la Mitidja. A la vue d'un barrage, Ouamrane m'a dit de foncer dès l'approche des soldats en faction. J'ai hésité et j'ai bien fait. J'ai ralenti et les soldats m'avaient reconnu et on a conversé sur mes performances sportives. On avait évité le pire. Naturellement, ils nous ont laissé passer, presque avec les honneurs. » Mais le 11 juillet 1955, il est arrêté près de Blida. 3 jours après, il est déféré au tribunal militaire. Il écope de 5 ans de prison. « Lors de mon incarcération, j'ai appris l'arabe au contact de mon compagnon de cellule, le poète Moufdi Zakaria. » Il croupira 5 années dans les geôles de Barberousse, Berrouaghia, Blida. Il en sort en 1960, où il apprend que l'OAS l'avait condamné à mort « pour ses accointances avec le FLN et les communistes ». A l'indépendance, Ben Bella le charge de gérer la Fédération de cyclisme, chose qu'il déclinera pour laisser sa place à Medjebri. Il reviendra à la tête de la structure fédérale, mais pas pour longtemps. Il y a trouvé un milieu pas toujours sain « vicié et hypocrite ». Il quitte les activités au milieu des années 1980. Amrouche Youcef, ancien cycliste, et Bestandji Zohir, fan de cette discpline, s'indignent du fait qu'un homme de cette trempe, qui a servi loyalement le pays dans différents domaines, soit oublié par les autorités officielles. Lui, les souffrances il en a eu son lot. Il répond en souriant de sa voix grave. « On ne peut sortir une élite du néant. On a l'impression que les dirigeants actuels ne veulent pas des connaisseurs. N'importe qui fait n'importe quoi. » L'ancien champion n'a pas de mots assez durs contre la gabegie et le sort de ce sport qui pédale dans la gadoue. Une autre anomalie ? La Ligue d'Alger de cyclisme est à l'arrêt depuis plus de 6 mois, sans que les responsables s'émeuvent. Si tant est qu'ils sont responsables ! Parcours Ahmed est né le 21 février 1925 à El Affroun. Il a effectué sa scolarité primaire dans sa ville natale, jusqu'au moment où son père, Abdelkader, déménage avec la famille à Blida, où sa sœur venait d'acquérir un immeuble. C'est là qu'Ahmed poussera les études jusqu'au certificat, « car il était difficile pour un indigène d'aller plus loin et puis les contraintes sociales aidant, il était plus urgent d'aller en quête de francs que de connaissances ». Tour à tour, il s'initiera à la fonderie puis à la menuiserie pour jeter son dévolu, à 20 ans, sur l'électricité.