La réforme annoncée du statut de la magistrature s'est semble-t-il limité à des revalorisations salariales. La restauration de l'indépendance se fera donc à coup d'augmentations salariales. Pitoyable réduction d'une question philosophico politique à une petite question d'intendance. Il semble qu'on confonde l'important et l'essentiel. La sauvegarde de l'indépendance des juges ne se fera pas en améliorant ou en augmentant son paiement mais en les sécurisant durant leurs carrières. Sur ce point, il n'y a pas de secret : un magistrat n'est jamais aussi bien géré que par ses pairs. L'indépendance des juges ne se retrouvera qu'en remettant au Conseil supérieur de la magistrature la gestion exclusive de leur carrière sous toutes les latitudes. Or c'est sur ce point-là précisément que le président Bouteflika a fauté et dès les premiers jours de sa prise de pouvoir. Son premier mandat a commencé par un scandale que nous avions dénoncé en son temps et dans d'autres colonnes. Interrogé par un journaliste sur le retard du mouvement des magistrats, le président répondit qu'il attendait les rapports des services de sécurité. Cette réponse est un scandale, un blasphème, une hérésie. Elle soumettait le corps judiciaire, souverain entre tous, aux appréciations policières. Le policier juge le juge ! Imaginons concrètement un magistrat qui sait que sa carrière, ses promotions et ses avancements dépendront de la bonne ou de la mauvaise appréciation des policiers qui exécutent ses ordres. Quelle autorité peut avoir un procureur de la République sur les policiers qui apprécient et jugent son intégrité et ses agissements. Cela veut tout simplement dire que le magistrat qui jouera le jeu sera bien noté et bénéficiera des mutations dorées. Le président de la République venait d'écarter, dans cette question vitale, le Conseil de la magistrature et ainsi marginalisait les structures du ministère de la Justice qui disposent de leurs propres rapports et de leurs propres services d'inspections et surtout des compétences nécessaires à l'évaluation. Fragile magistrature dont la carrière est gérée par un pouvoir politique sur source policière. Au-delà de l'atteinte à la dignité des magistrats mutés sur source policière, ce mouvement fut un véritable fiasco, et pour cause, il a été semble-t-il géré directement par la présidence sans prise en compte des impératifs de fonctionnement des juridictions ; certains tribunaux avaient attendu longtemps avant d'en être pourvus. Les affectations ne firent décidées qu'en septembre alors qu'il est d'usage de les transmettre pendant la période des congés afin que les intéressés rejoignent leur poste dès la reprise ... La Présidence avait accaparé une prérogative du conseil et octroyé au conseil de sécurité les attributions du ministère. A mon humble connaissance, nous sommes le seul pays au monde où le juge d'instruction est désigné par le président de la République. Ce magistrat qui seul dispose du pouvoir de mettre en détention sans preuve était donc sans immunité et protection aucune, désigné et gommé sur décision politique. La chute n'a fait que commencer et la subordination de la justice suivra son cours sur les chemins escarpés de la subordination et de la soumission au pouvoir politique, et nous enregistrâmes, impuissants, médusés, indignés autant que nous puissions l'être, aux plus grands épisodes de la soumission de l'appareil judiciaire. L'appareil judiciaire a réglé des différends politiques, réparti des légitimités au sein du parti au pouvoir et réglé les comptes des opposants. La justice a exécuté les projets liberticides du pouvoir. Le pouvoir politique a fait main basse sur la carrière des juges et de leurs représentants, il a destitué des syndicalistes pour en coopter d'autres. D'autres ingérences apparemment anodines mais extrêmement graves sont à signaler. Il y a quelques mois une instruction émanant du ministère de la Justice faisait injonction aux magistrats de limiter le nombre de renvois et la durée maximale pour chaque affaire. Les juges exécutent cette instruction et le déclarent ; ils l'invoquent pour classer des affaires non encore prêtes avec l'atteinte aux droits des justiciables. Cette instruction est avancée en public par des magistrats oubliant qu'elle porte atteinte à leur souveraineté et les subordonnent à une autorité administrative, car le ministre de la Justice n'est qu'une autorité administrative et il n'a aucun droit à transmettre ce genre de directives aux juges qui sont totalement souverains et n'obéissent qu'à la loi. Des évidences nous échappent alors que se normalise la culture de la subordination. Cette réforme qui passe actuellement à l'APN a été l'occasion au pouvoir de réaffirmer par des formules ronronnantes « l'indépendance des juges ». Un autre texte est en préparation pour consolider les droits de la défense, il soumettra les avocats durant leurs plaidoiries au pouvoir disciplinaire et sanctionnateur des juges. Une dégringolade progressive et certaine vers une véritable justice bananière.