La Bibliothèque nationale d'Algérie (BN) à Alger a abrité mardi dernier une table ronde intitulée « Algérie 1963 : l'an I de l'indépendance », et ce, en partenariat avec la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) et en collaboration avec la revue Naqd. Témoins ou acteurs de cette première année d'indépendance et autres événements qui ont marqué l'Algérie sont intervenus pour apporter des éclairages et un regard critique sur cette partie de la mémoire collective. Directeur du journal El Moudjahid en langue arabe, à l'époque, Lemnouer Merouche relève que le peuple algérien est animé par l'espoir de bâtir le pays. A « leur initiative, les populations ont construit des écoles et réalisé des routes ». Néanmoins, « les luttes intestines entre les différents courants au niveau des institutions étatiques ont mis fin à cet élan. La construction d'un pays se fait à partir de la base de la société et non par le haut. On a fait le contraire. Or, le développement ne se décrète pas d'en haut ». Animatrice à la radio et auteure de l'ouvrage Les femmes algériennes, Mme Fadhela M'barek indique que « nous avons tous cru au rêve. A la Mitidja, les agriculteurs se sont remis au travail. Les cheminots se déplaçaient en camion chaque dimanche pour réparer des tracteurs ». Mais entre « ce passé glorieux et l'espoir d'un avenir radieux, nous nous rendons compte très vite, nous les femmes, que les archaïsmes pèsent encore sur la société. Les femmes ont fait le maquis, soigné des blessés, nourri les maquisards. Après l'indépendance, on leur demande de retourner dans leurs foyers. Presque tous les hommes trouvent normal que la femme n'est pas l'égale de l'homme et qu'elle ne peut pas faire de la politique ». A la radio, relate la même intervenante, « nos émissions ont réussi à avoir une grande audience. Ce qui suscite de la panique chez notre responsable. Des problèmes surgissent à chaque fois qu'un responsable veut améliorer les programmes. Ce dernier finit toujours pas être limogé. Un jour, un haut fonctionnaire m'a dit qu'il est prêt à sacrifier toutes les femmes pour sauver la révolution ». La même voix rappelle que de « nombreuses filles sont retirées de l'école pour les marier à des hommes beaucoup plus âgés qu'elles. Certaines se suicident. Les décideurs n'ont pas mis fin au pouvoir du père, du frère et du mari parce qu'ils ont peur de perdre le leur ». De son côté, l'historien Mohammed Harbi qualifie cette période de « situation singulière » et de « fluide ». Car, outre les « problèmes de lutte pour le pouvoir », se posent d'autres questions, entre autres, « comment doit s'opérer la convergence entre les différents groupes de résistance ? Est-ce qu'on doit opter pour un Etat central ? Est-ce qu'on doit consacrer le pluralisme ou faire du FLN un parti unique ? Devons-nous étatiser les biens ou les privatiser ? Au sein des élites du GPRA, il est tranché pour l'étatisation. Concernant la gestion, il y avait à choisir entre l'expérience chinoise et l'expérience yougoslave. Ben Bella a décidé de se référer à cette dernière ». Cependant, ajoute le même intervenant : « Ben Bella ne mesurait pas les conséquences de l'autogestion dont l'application a été confiée à des responsables qui n'ont rien à voir avec ce mode de gestion. Et Ben Bella intervient quand il est sous pression seulement. » A propos des tendances politiques qui existent au sein des institutions, Harbi cite les ouléma divisés entre ceux qui veulent intégrer le gouvernement comme Tewfik El Madani et ceux qui sont hostiles au système à l'exemple de Bachir El Ibrahimi. Il y a aussi les libéraux, à leur tête Ferhat Abbas. Ce dernier « a approuvé le code de la nationalité dont un des architectes est Tewfik Chaoui, un des animateurs du mouvement des Frères musulmans en Egypte ». Il relève en outre la présence des courants d'inspiration marxiste, le groupe des conservateurs et les partisans du nationalisme populiste. « Nous étions impuissants. L'Etat est faible car atomisé. Et moi, je n'étais que conseiller. On n'écoute pas un conseiller. En général, on ne nous écoute pas », rappelle Harbi. De son côté, le professeur Pierre Chaulet évoque son expérience de médecin. « Il n'y avait à l'époque que 250 médecins algériens. Les médecins français sont partis. Certains pavillons de l'hôpital Mustapha sont plastiqués par l'OAS », explique-t-il. Dans cet environnement, « il faut assurer la reprise et la continuité des soins et préparer l'année universitaire à la faculté de médecine d'Alger. Ensuite, nous devions lancer l'opération d'éradication de la tuberculose, un stigmate de la pauvreté ». A son tour, Hocine Zahouane indique que cette période est marquée par « une crise qui travaille les appareils, les structures du FLN et la résistance. Il y avait un climat de décomposition, de hantise et de peur. Mohamed Khider entre en conflit avec Ben Bella qui accapare tous les pouvoirs formellement. En réalité, ils sont entre les mains de Houari Boumediène ». Signalons que Mohammed Harbi et Lemnouer Merouche devaient animer une conférence à l'Institut d'histoire à Bouzaréah. L'historien Daho Djerbal a affirmé lors de cette table ronde qu'elle a été « annulée sur ordre du rectorat sans donner d'explication en conséquence ».