Quelques mois avant la signature des accords d'Evian, vous rentrez à Alger pour organiser la lutte contre l'OAS et préparer l'arrivée du GPRA dans la capitale de la jeune République. Quelle était la situation générale ? Le colonialisme nous a livré une guerre totale. Rien ne nous a été épargné : l'artillerie, l'aviation, tous les corps d'armée ont été mobilisés. Près de trois millions de Français ont participé directement à la guerre d'Algérie. Près d'un million d'appelés, d'engagés, de goumiers, de harkis, de gardes territoriaux, sans compter que tous les colons pouvaient disposer à loisir d'armes de guerre. Tout ce monde était sur le terrain et prenait une part active à la chasse aux fellagas. 1 500 000 morts, des dizaines de milliers de blessés de guerre, de grands invalides, des centaines de condamnés à mort attendant dans l'humidité des cachots l'exécution de la sentence contre eux prononcée. Des milliers de patriotes internés. 2 500 000 enfants, femmes, vieillards parqués et concentrés comme des bêtes, derrière des barbelés dans des camps dits de regroupement où plus de 200 000 d'entre eux ont trouvé la mort par la faim et la maltraitance. Près d'1 000 000 de réfugiés aux frontières, huit mille villages rasés, 1 million d'hectares de forêts carbonisées et j'en passe…Mais nous n'avons jamais capitulé. La solution pour laquelle nous nous sommes engagés au déclenchement de notre combat, nous avons fini par l'imposer. Combien de gouvernements de la quatrième République ont défilé à Paris depuis le déclenchement de la lutte armée ? Combien de gouverneurs et de ministres résidents ont occupé, depuis le GG à Alger ? C'est le fusil de chasse qui a amené le gouvernement de de Gaulle aux négociations à Evian. Sept ans et demi de guerre sans merci ont été nécessaires pour que des Français s'assayent à une même table face à des Algériens pour parler de l'Algérie, de son peuple et de leur destin. Depuis 1830, ils n'avaient jamais voulu y prendre place. Le fil du sabre et la gueule des canons ont été nos seuls interlocuteurs depuis la prise d'Alger. - Après presque sept ans et demi de guerre, plusieurs rounds de négociations et toutes les tergiversations de la partie française quant à l'intégrité du territoire national, pensiez-vous qu'Evian serait « la bonne » ? Depuis le début de la guerre, il y a eu des contacts, plus ou moins secrets entre les délégations des deux parties malgré l'état de belligérance. A un moment, tout s'est arrêté ; chacun s'est appliqué à gagner du terrain, affermir ses positions. On a exploité les armes, la ruse, la politique, la diplomatie. Chaque camp a mis à contribution ses intelligences, ses aptitudes pour vaincre et convaincre. Gagner la confiance du peuple algérien c'est, à vrai dire, une étape qui n'a pas nécessité beaucoup d'énergie. Le système colonial étant ce qu'il est, il n'a pas fallu livrer de rudes batailles pour persuader un peuple asservi et brimé que dans son engagement il n'allait perdre que ses chaînes. Le joug colonial ou autre d'ailleurs n'est pas un foulard de soie… Le colonialisme a utilisé tous les subterfuges, parfois de grossières ficelles, alternant discours cauteleux – « Français à part entière » – et torture à la gégène, des boniments réconciliateurs – « Que vienne la paix des braves ! » – et les bombardement des B-26. Vous savez, il est difficile d'accommoder le miel et le napalm. Quelle a été la position de la ZAA lorsque vous avez appris l'existence de contacts entre Abderrahmane Farès et les chefs de l'OAS ? Qu'y avait-il à négocier ? Et avec qui ? Jean Jacques Susini ? Pérez ? L'OAS, un ramassis de criminels qui prenaient l'histoire à rebours. Par qui étaient-ils investis ? A quel titre ? Que représentaient-ils ? Pendant des années, des mois, des semaines et des jours, des négociateurs, les meilleurs de part et d'autre se sont escrimés, ils ont disséqué les mots, fabriqué des formules juridiques, fouillé le droit international, pour, enfin, parvenir à quelque chose qui satisfasse, je ne dirais pas entièrement les uns et les autres. Que restait-il à négocier ? Tout avait été dit, tout avait été fait. Evian était l'aboutissement d'une lutte qui n'a rien négligé pour parvenir au but ultime : l'indépendance. Que voulez-vous que nous discutions de plus ? De plus, ce serait se substituer au GPRA. L'OAS voulait des garanties pour les Européens ? Pensez-vous que la délégation du gouvernement français à Evian aurait quitté la table si elle ne s'était pas assuré que toutes les garanties possibles et imaginables et même plus, protégeant les intérêts de la communauté d'origine européenne, n'avaient pas été réunies dans le document. Qu'est-ce qui, selon vous, serait donc à l'origine de ce que vous avez appelé dans votre livre Et Alger ne brûla pas « un canular » aurait motivé la démarche du Rocher Noir ? Nous connaissions l'OAS parce que nous la combattions ici dans la capitale. Nous l'avions poursuivie jusque dans ses derniers retranchements. Je pense que l'Exécutif provisoire avait quelque peu paniqué. En effet, après notre action de représailles du 14 mai qui visait à rassurer la population d'Alger ébranlée par l'attentat du port et qui avait fait 70 morts et des dizaines de blessés parmi les dockers, le rapport de force venait de changer, nous contrôlions les trois-quarts de la ville. C'est à partir de ce moment qu'est apparue une curieuse rumeur qui colportait que toute la ville d'Alger était minée. Tout Alger, murmurait-on, reposerait sur des centaines de tonnes de plastic et de TNT. Ses caves, ses souterrains, ses égouts, ses édifices, ses bâtiments principaux, ses installations vitales etc, seraient sur le point d'exploser et bien sûr le détonateur était entre les mains des tueurs de l'OAS. Nous savions qu'il s'agissait d'un bobard destiné à amplifier leur capacité de nuisance. Nous le savions parce que nous contrôlions justement tous les lieux stratégiques. Nous ne faisions pas confiance aux services de sécurité qui étaient noyautés. L'OAS puisait sa force des complicités politiques et militaires dont elle jouissait auprès des autorités coloniales ou ce qui en restait. Alors, nous nous sommes substitués aux corps de sécurité européens. Bien sûr, l'administration française ne voyait pas d'un bon œil l'expansion de l'ALN. Mais nous nous imposions. C'est ainsi que nous surveillions tout ce qui pouvait constituer une cible pour ces groupes armés qui pratiquaient la politique de la terre brûlée. La centrale électrique, les installations de gaz, les stations d'eau potable, les usines les plus importantes, les ponts, les musées, la Bibliothèque nationale étaient protégés. La bibliothèque des facultés nous échappait vu qu'elle se situait dans l'enceinte universitaire ; elle a d'ailleurs fait l'objet d'un incendie criminel le 7 juin, comme du reste plusieurs laboratoires. Nous étions au courant de tous les mouvements suspects. Les travailleurs dans les usines, les employés, les fonctionnaires, les écoliers, les étudiants, les femmes de ménage étaient ‘‘nos yeux et nos oreilles''. Alger miné était un canular, nous en étions convaincus à la ZAA. Mais pas le Rocher Noir. Ils ont paniqué, cela a suffi pour que le responsable de l'exécutif provisoire, Abderrahmane Farès, s'engage dans ce curieux ballet « diplomatique » avec les tueurs de l'OAS. La psychose a même gagné d'importants responsables. Puisque Farès s'est rendu à Tunis pour en informer le GPRA et avoir l'autorisation de poursuivre ses « pourparlers » avec Susini. L'OAS a raviné davantage l'enfonçure entre Algériens et Européens, consécutive à la guerre. Quel est votre commentaire ? Ces aventuriers sanguinaires ont été les fossoyeurs des intérêts des Européens en Algérie. En optant pour la politique du pire, ils ont irrémédiablement compromis l'avenir de la communauté d'origine européenne dans ce pays. Nul ne s'attendait à un exode massif des pieds-noirs. Les accords d'Evian, signés pourtant en mars, n'avaient pas envisagé que dès le mois d'avril allait commencer un des plus impressionnants mouvements de population de toute l'histoire de la colonisation. Ceci est indéniablement l'œuvre de l'OAS et de la seule OAS. Il n'a jamais été dans les intentions du FLN d'entreprendre de quelconques représailles contre cette partie de la population. Pour nous, l'indépendance signifiait la fin de la guerre et non le début d'une ère de règlements de comptes. Le décret instituant les biens vacants a été signé six mois après le départ des propriétaires. Pas avant. Mais ceux qui ont précipité les pieds-noirs vers les quais des ports et les pistes des aéroports, ces Européens, qui ont mordu à la propagande des Susini, Degueldre et tous les autres, avaient-ils seulement lu le texte des accords d'Evian et les dispositions les concernant ?