Djo prit l'ascenseur. Le palier était désert et propre. Il quitta l'immeuble datant des années 1920 pour tomber nez à nez avec la serpentante rue Didouche Mourad plongée dans la nuit et la modeste improvisation des lampadaires municipaux. Le brouillard s'était levé depuis la veille au soir. Alger paraissait alors emprisonnée dans une gigantesque fleur de coton. Les commerces avaient fermé, hormis les cybercafés, le cabaret Koutoubiya et le café-pizzeria d'en face, ainsi qu'une épicerie cachée au coin de l'abrupt boulevard Victor Hugo. La rue, bordée d'immeubles aux architectures les plus diverses du début et du milieu du XXe siècle, allait tout droit se crasher sur la place Audin. L'artère avait également tenté de bifurquer en se fondant dans la continuité de la rue Richelieu qui dévalait à droite vers la place Mauretania, l'Ecole de commerce et les abords fortifiés du port se retenant de déborder sur la place Tafourah. Discrètement, la rue se faufilait aussi à gauche, en gravissant les escaliers vers le boulevard Mohamed V. Sinon, et sans raison, l'artère pouvait bien poursuivre sa course jusqu'à la Faculté centrale avant de s'évaporer place Audin éclatant en trottoirs et en SDF. Djo en était donc là. Un point au milieu de quatre directions : descendre à droite par Richelieu ou le passage Pichon pour aller voir son ami le commissaire Zine, se mortifier en escaladant l'obscurité des escaliers puant l'urine vers Mohammed V et trouver un taxi qui le ramènerait chez lui, ou tout simplement continuer tout droit, à travers le désert d'Audin. A cet instant et depuis mille ans déjà, le silence de la ville était criblé de murmures. (…) Le taxi le déposa devant l'Ecole des beaux-arts. En face, son immeuble dessinait un angle nonchalant. La rue était vide. Même les chats et les étoiles avaient déserté le quartier. Djo respira un bon coup, il était terrassé par la fatigue. Heureusement, il n'habitait qu'au premier étage. Du moins, au premier étage de l'autre côté du bâtiment, c'est-à-dire à l'entresol de ce côté-ci, face à l'Ecole des beaux-arts. Alger était ainsi faite : bâtardise architecturale dénivelée jusqu'à l'éternel écroulement dans la baie. Comme par enchantement, Djo se retrouva au pied de son lit. Espace horizontal salutaire coupant cette vertigineuse verticalité qu'était la ville. Ame horizontale, ville diagonale : aux feux de croisement, il rêve. Le sang descend à pied, frais comme un soir. Le rêve descend à pied au port récolter les morts. Mieux vaut tard qu'ailleurs, semblait répéter Alger qui s'était arrangée pour le séparer de ses amis —assassinés ou emportés par la maladie et la vieillesse — et de sa famille — orphelin, veuf, brouillé avec son unique fils qui, ingénieur en informatique, gérait un cybercafé à Oran. Rien n'avait été laissé au hasard. La ville lui avait même proposé un pont non loin de son appartement, le pont des suicidés du Télemly, surplombant une rue crevassée et bruyante pendant la journée. Mais la municipalité avait élevé un haut grillage au-dessus de cette rambarde qui invitait au vide. Les Algérois y voyaient, plutôt qu'une mesure de prévention contre le désespoir actif, un encouragement technique : « C'est pour donner plus de hauteur aux candidats au saut sans élastique. » Djo se changea, prit le soin de remplir d'eau ses trois jerricanes et une bassine rouge qui colonisaient l'inutile baignoire en prévision des coupures rituelles, et décida de dormir en rassemblant tout son courage de vieille épave qui s'agrippe à la barrière de corail pour ne pas chavirer définitivement vers les silencieux abysses. Il lui fallait tout ce courage pour dormir. Courage rouillé et malodorant, sentant la trouille, la panique et les timides réverbérations de la lâcheté quotidienne. Depuis six nuits, une série de cauchemars tournait dans sa tête. Derrière les lourdes paupières semblables à du papier mâché, il se voyait flotter au-dessus de la ville tel un aigle. (…) Djo alluma une cigarette en regardant droit devant lui le flux des Lolita poursuivies par les quolibets des dragueurs acharnés. Les voitures disputaient Didouche Mourad aux piétons. Ces derniers se disputaient l'espace et les tables dans les salons de thé déjà bondés. Les trottoirs plus étroits que des choix de vie. Le soleil et le ciel changeaient à grande vitesse de couleur et de hauteur. Il faisait anormalement chaud pour la saison. On ne savait plus comment s'habiller. Certains étaient emmitouflés dans des parkas, d'autres portaient des vestes en cuir serrées à la taille. Les passants naviguaient à vue dans la rue. Errance. Oisiveté. Bruitage de la ville qui s'enfonce dans la journée. La ville qui ne s'aperçoit presque jamais de l'aube. La nuit baisse vite les yeux devant le jour. Il en est même qui doutent de l'existence de l'aurore à Alger. Hypothèse décriée par les muezzins, matinaux et altruistes, censés rappeler à l'humanité concentrée aux extrémités de la baie, le frais devoir de la première prière du jour. Dans cette circonstance métaphysique, en ce petit matin improbable, la ville est morte. Ressuscitera-t-elle ? Peut-être. Du fond de nous-mêmes, elle se réveillera. Comme un soleil qui jaillit sur un désert de glace. Une aveuglante lumière qui tente en vain de briser la plus banale des cécités. Commence alors à circuler en elle le flux des hommes. Les nerfs de la ville, ses axes routiers et ferroviaires charriant les banlieusards, frémissent. Autour des terminaisons sensibles, s'ébranle le métabolisme des rues, des escaliers et des rampes face à la mer. Puis s'installe la confusion du jour et de la vie : hommes et véhicules, soleil et poussière, trottoirs et mer, magasins bondés et chantiers du métro, salons de thé assiégés par l'ennui et toutes les tables de la ville occupées ainsi que les bus et les taxiphones. Juste après : les écoliers, les balcons des immeubles coloniaux, les banques, les parkings, les salles de jeux électroniques et les grains de sable sur la plage de Bab El Oued et puis, surprise caniculaire en ce février lâchement indécis, ce ciel haut et blanc qui s'écroule en se fracassant sur la tête de l'humanité jetée, poings et mains liés, dans l'entonnoir du jeudi. Tous sont confus de devoir commencer une journée qui, déjà, achève leur semaine sans le signaler. Le week-end, invention babylonienne, était devenu une anomalie de l'agenda algérois. Il y a plus de monde dans la rue. C'est tout. (…) Ils quittèrent l'appartement et glissèrent aussitôt dans la rue à travers de larges escaliers. RAS marchait comme Djo. Un œil devant, l'autre derrière la tête. Surtout ne pas se laisser distraire par le ballet des jeunes filles, affolant ballet du wee-kend. Traqué par la mort durant des années, il avait développé un sens aigu de la prudence et du désastre. Tout laisse des traces. Les années passées dans les hôtels de Sidi Fredj aux chambres sécurisées. Les amis assassinés. La famille qu'on éloigne. La femme qu'on perd. Le drame qui prend la forme d'une voiture piégée ciblant le siège d'une rédaction qui explose si efficacement qu'on ne peut retrouver aucun cadavre intact pour l'enterrer. Et puis, on plonge. La paranoïa, c'est le cancer de la prudence. RAS dormait avec un pistolet sous l'oreiller et soupçonnait tous ses voisins de complicité avec ses éventuels tueurs qui, certainement, apparaîtraient bientôt. On ne peut pas se refaire à trente-six ans. Mais comme souvent nous ne supportons nos peurs qu'en leur faisant affronter nos lâchetés, il s'était laissé aller à tomber amoureux. Amour lascif et clandestin, comme les dessins mêmes du destin. RAS naviguait ainsi entre amour et mort, amoureux d'une collègue travaillant dans un journal arabophone. Il l'avait rencontrée sur les lieux de l'explosion d'une bombe artisanale au marché de la rue de la Lyre dans la Basse Casbah. Il avait vu ses belles jambes zigzaguant entre les débris et les flaques de sang et en avait été ému aux larmes. C'est ainsi que se rachètent la mort, le crime et la peur qui, en un regard, deviennent une vie. En un seul regard. Puis on partage les notes dans les couloirs affolés de l'hôpital Maillot ouvert sur la mer. On partage un déjeuner à la cafétéria de la Maison de la presse, puis on fait l'amour et on enregistre sur le répertoire du portable le numéro de la femme instantanément découverte et aimée sous le pseudonyme de omri, ma vie. (…) Tu es le centre du monde car j'ai aimé entre tes murs, dans tes taxiphones et au bord de la surprise de ton oued, ô Tamanrasset ! Regrets d'être né ici. Coincé entre moi-même et l'idée que je me fais de moi. D'être ce flic rêvé par sa mère adoptive, le vide qui doit remplacer le vide d'un mort-né qui n'est pas de mon sang. Ce chien qu'on doit abattre. Ce morceau de mort qui mange et pisse à des heures variables pour tromper d'invariables assassinats. Cet étranger sur la terre de ses inconnus ancêtres. Ce porte-flingue désarmé contre le destin et la mort qui emporte à la pelle tout un pays. Nous sommes des arbres sans feuillage plantés dans un cimetière. Nos racines perforent les ossements de nos anonymes aïeux. Nos branches nues s'affolent à trouver des issues dans le ciel gris de l'Alger meurtrier. Nous sommes les souvenirs de la guerre. De toutes les guerres. Nous sommes des guerres. Toutes les guerres. Et notre propre mort n'est qu'une parfaite répétition du drame qui continue. A quoi bon revivre ? A quoi bon poursuivre la folle course contre les cycles de lune ? A quoi bon aimer et dormir, marcher et revenir, si demain, une balle, une seule, minuscule bout de ferraille ridicule, nous ramène à notre originel lit d'humus ? (…) Mais l'amour te rattrape. Te dit : « Je t'aime, mon amour. » Au coin des murs d'une ville au sud de l'univers, quadrillée par des massifs volcaniques, tu m'as prise et tu m'as aimée. Je suis la mort de ta mort. Ta vie. L'ultime et sublime suicide de ton suicide. Le lien entre ton corps de vieil homme et le sable de mes origines et de l'origine du monde. Je suis la part de ciel qui te revient. Je suis ton retour au monde, ton retour parmi les hommes et les acacias qui peuplent l'empire de mes jours. Je suis l'amour. L'unique femme perdue dans les plis de ta peau. Je suis ton amante, ta maîtresse, l'aiguille affolée de ton intime boussole. Je suis le droit à la vie. Ton droit à la vie. La loi de ta vie. Je suis ta fin et ton origine. Je suis le nom de tes nuits. L'adresse de ton sang. Le blasphème qu'on crie dans ton cimetière. Je suis ta folie. Ton silence et tes halètements. Je t'aime. Et là, le fils de l'homme inconnu doit faire l'amour à une princesse. (…) Caresses acacias, roulades de dunes, halètements de vents de sable, rire étouffé de mirages rouges et gris : le désert campe dans l'unité de nos corps disloqués par le désir.