Alors que le projet de loi sur l'audiovisuel devrait être présenté au Parlement, les chaînes algériennes privées de télévision commencent à se frayer un chemin dans le paysage médiatique. Lancée en mars 2012, Ennahar TV est la plus regardée en Algérie selon une étude réalisée par une agence spécialisée. Mais elle est également la plus critiquée tout comme son premier responsable Anis Rahmani. Ce dernier, âgé de 42 ans, revient sur son expérience et évoque ses réserves concernant le projet de loi. Il répond également aux critiques dont il fait objet lui-même ainsi que sa chaîne de télévision. Entretien.
Une récente étude place Ennahar TV à la tête des chaînes privées les plus regardées en Algérie…
D'abord, c'est un honneur pour les journalistes qui travaillent à Ennahar TV, des jeunes qui ne sont pas déconnectés de la réalité de leur société et dont 99,99% d'entre eux sont fraîchement diplômés ou poursuivent toujours leurs études à l'université. Ensuite, c'est un honneur pour le média qui confirme son professionnalisme et essaie d'être à la hauteur des attentes de ses téléspectateurs malgré les attaques dont il fait objet.
Avez-vous des appréhensions par rapport à la loi sur l'audiovisuel et aux conditions qu'elle va imposer aux nouvelles chaînes privées de télévision ?
Nous avons plutôt des réserves sur certains points du projet. D'abord, le texte en question donne la possibilité à tout le monde de lancer des chaînes de télévision. Or, celles-ci doivent être fondées et gérées, exclusivement, par des journalistes. Ensuite, la loi stipule qu'un actionnaire ne doit pas détenir plus de 30% des actions. Cela veut dire qu'il faut un grand nombre d'actionnaires pour lancer une chaîne de télévision.
Sauf que cela peut poser problème par rapport à la ligne éditorial du média. Celle-ci peut prendre différentes formes, au fil des années, en fonction des alliances entre actionnaires. C'est ce qu'on voit d'ailleurs aujourd'hui dans certains journaux. Une chaîne de télévision a besoin de stabilité pour se développer. Enfin, le projet de loi fait de l'ENTV l'unique bénéficiaire de la redevance (télé, ndlr) dont le montant annuel est l'équivalent de 80 milliards de centimes. Pourtant, c'était une occasion pour que les nouvelles chaînes privées en profitent pour leur développement.
Pensez-vous que la loi pourrait permettre une grande ouverture du champ audiovisuel en autorisant seulement la création de chaînes thématiques ?
Il ne faut pas oublier que c'est une première expérience ! Aucun gouvernement ne va s'aventurer à ouvrir d'un seul coup le champ audiovisuel. En fait, je pense que le gouvernement n'a aucune crainte par rapport à l'ouverture de l'audiovisuel. Je parle du gouvernement Sellal car celui d'Ouyahia était clairement hostile aux chaînes privées. Et puis, je suis contre le fait d'exiger des choses qu'on n'arrivera pas à assumer par la suite. Le privé n'est pas capable de lancer une chaîne généraliste et de garantir son bon fonctionnement. Cela demande de très grands budgets notamment pour l'achat de programmes, de films ou de séries. Celle de Omar Ibn Khattab, par exemple, était évaluée à 30.000 ou 40.000 dollars pour le mois de ramadan.
On ne peut pas faire fonctionner un média en diffusant des films ou des séries en DVD ou DivX, achetés à Sidi Yahia, comme le font certaines chaînes privées aujourd'hui. Et cela sans tenir compte des droits d'auteur. D'un autre côté, les chaînes privées doivent jouer le jeu et savoir comment se comporter. Il y a des affaires qui touchent à la stabilité du pays et à sa souveraineté. Les médias lourds doivent en tenir compte.
Vous vous interdisez donc d'aborder certains sujets ?
Non ! Il ne s'agit pas d'interdiction. L'audiovisuel a un très grand impact. Chose qui nous oblige à faire preuve d'une grande prudence et de vigilance en matière de recoupements des éléments d'information. Si le coefficient du recoupement est de 5 dans un journal, il doit être de 40 dans l'audiovisuel. Quand on parle d'émeutes dans une région et que nous ne sommes pas sûrs de l'information, mieux vaut ne pas la donner.
Ennahar TV émet à partir de la Jordanie mais ses sources de financement sont en Algérie. Comment faites-vous pour payer la transmission par satellite puisque le transfert de devises est toujours interdit ?
Nous avons des accords avec des Algériens qui résident dans les pays du Golf. Ce sont eux qui prennent en charge le paiement mais je ne pourrais pas vous donner plus de détails là-dessus. Nous n'avons pas de devises qui sortent de l'Algérie. L'interdiction de transfert de devises nous pénalise mais le système économique l'impose. Qui peut prendre la décision de libérer l'économie nationale à 100% et assumer ses conséquences politiques et sociales ?
Ennahar TV fait face à la concurrence de nombreuses nouvelles chaînes de télévision privées…
Je ne sais pas si elles sont nombreuses. Celles qui ont eu l'autorisation pour l'ouverture d'un bureau à Alger sont Ennahar TV, Echerrouk TV et Djazaïria. Et cela a fait l'objet d'un communiqué officiel du ministère de la communication. Pour ce qui est de la concurrence avec elles, je dirai qu'Ennahar TV a des objectifs qui ont été clairement définis et qui sont connus par le staff rédactionnel. Donc nous sommes vraiment à l'aise.
Qu'en est-il de l'ENTV ?
On ne peut pas la concurrencer. La télévision nationale a une mission officielle définie par le cahier des charges établi par le gouvernement. Un cahier des charges qui l'oblige, par exemple, à couvrir l'activité officielle. Chaque ministère a le droit de passer dans le JT de l'ENTV et dans ses émissions de sensibilisation. Ennahar est une chaine de proximité avec un autre cahier des charges et d'autres objectifs.
La chaîne et vous-même faites souvent l'objet d'accusations de manipulation ou de racisme…
Sur quelle base peut-on dire ce genre de choses ? Comment pourrais-je être anti-berbériste alors que ma mère est de Draa El Mizan (Tizi-Ouzou) ? La manipulation ? On en est victime. Sur les réseaux sociaux par exemple, certains utilisent les images du JT d'Ennahar TV en modifiant le fil des informations. Donc, il y a des accusations qui n'ont aucun sens. Je reconnais qu'il y a des insuffisances et c'est pour cela qu'on encourage les critiques qui nous font avancer. A Ennahar TV, on s'est engagé à donner sa chance à de jeunes Algériens. Et ces jeunes font souvent bien leur travail et parfois ils le ratent. Mais quand un journaliste réussit, on ne lui dit jamais félicitation. Je pense qu'il y a des campagnes gratuites de dénigrement qui sont menées pour nuire.
Comment expliquez-vous ces campagnes de dénigrement ?
Je pense que l'ancienne génération n'arrive pas à accepter l'évolution des médias en Algérie et que des journalistes réussissent sans passer par l'école de Echaâb ou celle d'El Moudjahid. Vous avez alors des journalistes de titres connus qui vous collent étiquettes d'anti-berbériste par exemple ou de colonel du DRS. J'ai été obligé de déposer, cela fait quelques semaines, une plainte contre Hichem Aboud à Alger et à Paris. Il m'a fallu attendre une semaine pour qu'elle soit enregistrée à Alger parce qu'il s'agit d'un ex-officier supérieur de la sécurité militaire. Cela a pris un quart d'heure à Paris. Soit ! C'est pour vous dire que certaines attaques donnent parfois le vertige ! Je leur dis simplement que s'ils ne connaissent pas certains détails de mon histoire personnelle et qu'ils veulent, quand même, porter à la connaissance du public ma vie privée, qu'ils viennent me poser des questions au lieu d'écrire n'importe quoi.
Pourquoi évoque-t-on, souvent, le DRS quand le nom de Anis Rahmani est cité ?
C'est que Anis Rahmani s'est spécialisé, depuis 1992, dans les affaires sécuritaires. Et ceux qui parlent de Anis Rahmani ignorent, souvent, que c'est l'auteur de trois livres de référence en matière de terrorisme. L'un de ses ouvrages sur Al Qaïda au Maghreb islamique a été édité en France et n'a pas été édité en Algérie avec le soutien de l'Etat. Des journalistes ou certains « analphabètes » insultent Anis Rahmani sans le connaître et pensent que c'est un sergent. Anis Rahmani est un jeune intellectuel algérien et ce n'est pas un militaire ! Je me retrouve, parfois, avec des gens qui me parlent et insultent Anis Rahmani devant moi. Je leur demande alors où ils l'ont rencontré, ils me disent, « à tel endroit ». Je leur dis, « c'est moi !»
Très populaire, l'émission Insahouni de Cheikh Chems Dine suscite de nombreuses critiques. Quelle est la place de ce programme dans une chaîne TV d'informations ? Chems Dine est un imam sympathique issu d'un quartier populaire. Et quoi qu'on puisse dire, c'est quelqu'un qui porte le message d'un islam moderne et anti-wahabite tout en prenant en compte les spécificités de l'Algérien. Mais il ne représente pas la ligne éditoriale de la chaîne. C'est le seul programme qui est fait sans feuille de route ou concertation au sein de la rédaction. Quant à sa place dans une chaîne d'informations, il y aura une réadaptation des programmes quand la chaîne deviendra complètement algérienne après l'adoption de la loi sur l'audiovisuel.