La traversée, dernière œuvre romanesque du grand écrivain Mouloud Mammeri, rééditée par les éditions El Othmania, est un roman de désillusion et de réflexion. L'auteur, qui a sillonné le sud du pays dans le cadre de ses recherches en anthropologie, raconte avec dérision l'histoire d'un journaliste d'Alger Révolution. Mourad, personnage principal du livre, découvre, vingt ans après le recouvrement de l'indépendance, que sa quête de liberté n'est finalement pas achevée. Lui qui a pris part à la guerre de Libération nationale après avoir accepté la clandestinité et bravé le danger s'est retrouvé enchaîné, ses articles mutilés ou sévèrement commentés. Mourad entreprend un voyage pour la réalisation d'un reportage au sud du pays. Ce périple prendra fin sur une plage dont « le sable ne gardera même pas trace de son passage ». Révélation. Il découvre, dans le désert, un monde libre de ses mouvements. Les us et coutumes des Touaregs, la façon dont ils célèbrent le mariage et leur hospitalité ont bouleversé Mourad. Il se rend compte que l'infinitude désertique est territoire de recueillement, de ressourcement, un repère identitaire, une marche vers la liberté et l'authenticité. Mais aussi un moment de désenchantement, dès lors que sa liberté n'est pas vraiment celle qu'il souhaitait, parce qu'entravée et brimée. Le désert exerce sur l'auteur-narrateur une fascination profonde. Il le souligne d'ailleurs clairement dans un long passage où il rappelle l'importance des signes sur la construction d'une identité : « Si je croyais aux signes, je trouverais cette traversée exemplaire et j'en ferais un apologue pour l'endoctrinement puéril des générations à venir. Car, maintenant, je suis sûr que si le désert atavique n'est entré que tard dans ma vie, il était inscrit dans mes veines depuis toujours. Peut-être l'ai-je apporté avec moi en naissant. Un jour, nous devrions nous rencontrer. L'expédition du pétrole n'a été que le révélateur. » Le roman est aussi une quête identitaire que l'auteur explique au tout début du livre : « Ce qu'ils voulaient, c'était la grande vie — la grande vie pour tous et, si ce n'était possible, au moins pour eux : il fallait bien commencer par un bout. Au début, ils manquaient de références. La grande vie, c'est quoi ? Puis les plus vieux se rappellent celle que jadis ils voyaient mener les Européens, les plus jeunes préfèrent apprendre dans les films ou à la télé. Danser, boire, manier de grands jouets, faire semblant de n'être pas être jaloux de sa femme. Parce que la grande vie, c'était bien, mais ils ne pouvaient la mener avec les paysannes boueuses et analphabètes, qui leur avaient servi jusque-là d'épouses et d'exutoires. » Œuvre de grande qualité littéraire, esthétique et stylistique, La traversée, roman à la fois simple et prenant, est une méditation subtile, lucide et nostalgique d'un écrivain désenchanté.