La vie de celle qu'on ne nomme pas, par simple complaisance, « une grande dame », à qui on décernait en guise de respect l'attribut Na Cherifa, a quelque chose de romanesque. Comme tous les artistes de son époque, et les vrais, elle a puisé dans ses drames intimes pour composer ses chants empreints de joyeuse mélancolie. Qui n'a pas fredonné ou entendu parler du « revoir à Akbou », le refrain inaugural de sa carrière sur la séparation d'avec les siens en pleine Seconde Guerre mondiale ? Elle a su restituer non seulement une époque avec ses privations mais surtout sublimé des thèmes qui traversent les époques et les générations. Dans « Anifiyi adru » (Laissez-moi pleurer), chanson très connue, après un achouiq, elle entonne sa chanson pour pleurer sur le mauvais sort, « Aarray ettalaf » qu'on retrouve chez tant d'artistes. Indicibles émotions Chérifa, de son vrai nom Ouardia Bouchemlal, décédée à Alger dans la nuit de jeudi à vendredi à l'âge de 86 ans, entamera a vie artistique à la fin des années 40 à la rue Berthezene, où les studios d'enregistrement de Radio Alger étaient alors implantés à proximité de l'actuelle salle Ibn-Khaldoun. Elle sera aux côtés de Lalla Yamina, Ounissa, El Djida Tamokrante, l'une des animatrices d'une chorale féminine qui se prolongera vingt ans après l'indépendance. Beaucoup de ses enregistrements ont été, d'ailleurs, effectués dans cette atmosphère festive. Quelques-unes, comme cette louange à la mariée, sont des merveilles qu'on ne peut écouter sans une indicible émotion. Femme de ménage chez une famille française, elle vivra toute la guerre dans un bidonville de Salembier en compagnie de Hnifa qui chantera, comme elle, les travers de la société, la malchance et le dépit amoureux. Elle ne changera pas de statut après 1962 et sera longtemps oubliée comme d'autres. Ces dernières années, elle revint pourtant au-devant de la scène avec une succession d'hommages en France et en Algérie. Elle a foulé de nouveau plusieurs salles à Alger, en Kabylie et une association de son village natal l'avait honorée l'an dernier. La Radio et la Télévision l'ont de nouveau sollicitée à la grande joie de jeunes qui redécouvraient une voix authentique. Elle poussera, pourtant maintes fois dans cet appartement d'un haut immeuble, près de Bir Mourad Raïs où elle habitait, quelques soupirs sur l'ingratitude des temps. Elle ne paraissait pas pourtant rancunière, El Hadja était souvent plus soucieuse de prier pour apaiser les tourments que vivait son pays. Chérifa faisait partie de ses souvenirs que les émigrés emportaient avec eux. Il n'était pas rare de retrouver dans les greniers ses vieux 45 tours. Ils se replongeaient avec nostalgie dans une époque où le rêve d'indépendance étreignait les cœurs. Elle ne s'en contentait pas. Chérifa chantait surtout les peines des femmes abandonnées, l'ingratitude des hommes et les douleurs de l'exil. La joie des fêtes traditionnelles, le dhikr religieux à travers l'hommage aux saints de la Kabylie trouvaient aussi place dans son riche répertoire. Citer tous ses succès serait fastidieux. La discothèque de la Radio compterait plus d'une centaine de ses chansons régulièrement diffusées. Enterrement aujourd'hui Après les année 70, Chérifa a cédé du terrain devant les nouvelles voix comme Nouara, Anissa et plus tard Malika Domrane ou Massa Bouchafa, mais elle est demeurée sans conteste l'une des maîtresses du chant kabyle. Contrairement à d'autres artistes, à l'instar de Djamila dont le succès a eu un prolongement à l'écran, le sien devait tout à sa voix et aux thèmes liés à la condition humaine. Pendant des années, elle a animé des galas au TNA et à l'Atlas et dans diverses villes comme Oran ou Sétif où se tenaient alors des semaines culturelles. Elle a enregistre de nombreux succès, de sa composition, ou puisés dans le patrimoine folklorique. « Aya Zerzour », reprise par Brahim Izri, « Azwaw » (réarrangée et interprétée par Idir) et « Sniwa difendjalen », « Achhal Aatbagh », « Argaziw », « Aghriv » figurent parmi les succès inaltérables de la chanteuse. A l'étranger, depuis les années 1990, la défunte s'est produite en France, en 1993 à l'Olympia, en 1994 à l'Opéra Bastille et en 2006 au Zénith de Paris. Chantant sa vie et celle des siens, Chérifa était célèbre pour ses préludes Achouiq Ahiha puisés dans la tradition immémoriale de la Petite-Kabylie. Les poèmes et les mélodies qu'elle a composées se comptent par centaines et sont régulièrement repris. La chanteuse sera inhumée aujourd'hui dans son au village natal d'Ilmayen, à Bordj Bou-Arréridj. Avec sa disparition, une partie de nous-mêmes s'en va aussi. Elle a symbolisé une époque où l'écume médiatique n'avait pas encore charrié tant de factices talents.