Le paradoxe est éclatant et ne peut pas passer inaperçu. Plus d'un demi-siècle après la génération des écrivains des années 50, c'est un jeune auteur de langue française, glanant des prix par-ci ou concourant pour d'autres par-là, qui donne une grande visibilité à la littérature algérienne. Mieux, il a été d'abord révélé en Algérie où ses écrits ne s'alimentent pas à l'océan des jérémiades et autres rancoeurs entretenues complaisamment par les exilés. Même si Internet et les réseaux sociaux amplifient la moindre information, l'intérêt pour le roman de Kamel Daoud s'est révélé dans des journaux et magazines aussi divers que Paris Match ou El Hayat. On a salué, à juste titre, l'approche originale de son premier roman autour de Camus dont la vie et l'œuvre ont, pourtant, suscité mille et un travaux et la qualité de sa prose. En 1984, quand « Les chercheurs d'os » de Tahar Djaout fut sélectionné pour le Goncourt, l'information est passée alors inaperçue. Gageons que si notre confrère obtient la suprême récompense, on parlera encore et davantage de lui que de Tahar Benjelloun qui obtint le prestigieux prix, en 1987, pour « La nuit sacrée ». Notre confrère n'est pas le seul à porter au pinacle la littérature algérienne. Ces dernières années, alors qu'on s'attendait à une extinction progressive de cette littérature écrite en français, reniée par un Malek Haddad dans « Les Zéros tournent en rond », des auteurs comme Anouar Benmalek, Boualem Sansal, Salim Bachi ou Yasmina Khadra qui honorent le pays dans la langue de Molière, sont assimilés encore par certains à une disgracieuse verrue sur le visage. Certes, des auteurs écrivant en langue arabe ou en tamazight expriment aussi les réalités et l'imaginaire des Algériens. Ils méritent aussi reconnaissance et considération. Il suffit pourtant de s'attarder devant les principales vitrines des librairies, de suivre un tant soit peu l'actualité littéraire, d'en capter quelques échos, pour se rendre à l'évidence. Dib, Mammeri ou Nabil Farés ne sont pas orphelins. L'usage de la langue française, même s'il a connu un net recul et se voit supplanté progressivement par la langue arabe, comme l'atteste les chiffres de diffusion des journaux, n'est pas près de disparaître. Même les militants de la cause nationale y ont encore recours pour la rédaction de leurs mémoires. Elle irrigue aussi le champ de la création cinématographique et théâtrale. Toutefois, on observe un double phénomène. D'une part, une version en langue arabe fait gagner chez les jeunes générations des lecteurs. D'autre part, le choix de romanciers comme Amine Zaoui ou Mohamed Sari qui ont pour langue de base l'arabe, en optant pour le français, traduit un réel malaise. Le lectorat de langue arabe se confine-t-il à la lecture de théologiens ? Quelle est la place du roman chez lui ? Kamel Daoud serait une simple éclaircie dans un ciel sans astres. Les polémiques qui avaient cours dans les années 70 autour des langues étant moins marquées par l'anathème et les procès d'intention peuvent ouvrir la voix à de tels questionnements. Le premier libraire vous le dira. Les lecteurs sont en général des cinquantenaires et des femmes. La désaffection pour le livre est manifeste en Algérie ou ailleurs. Courons-nous alors le risque d'avoir, comme pour les romanciers des années 50, des livres sans lecteurs ? C'est qu'alors, la majorité du peuple, dont parlaient les romans de Dib, Mammeri ou Assia Djebbar, était analphabète. Mais le système éducatif où l'on note un effort remarquable pour introduire dans les programmes des auteurs algériens produit-il ces lecteurs sans les quels tout succès serait factice ? Le doute est permis. Il sera sans doute facile à des esprits chagrins d'attribuer un tel succès à la force de frappe des réseaux de la francophonie. Le fait est, pourtant, là. Après Ouettar et Benhadougga, beaucoup d'écrivains de langue arabe se font encore connaître et apprécier dans les traductions de leurs œuvres.