Cette ville est lumineuse. C'est peut-être sa position de cité-tampon entre la mer et la montagne qui lui permet de rayonner avec autant d'éclat. La ville est quiète en ce matin du samedi, jour de grande affluence. On dirait que tout Alger vient y passer la journée, à la grande joie des restaurants, de commerces de proximité et des gardiens de parkings sauvages qui se sont partagé tous les espaces libres alentour du vieux port. Celui-ci grouille déjà de monde. En déambulant dans Tipasa, on foule l'Histoire à chaque pas et à certains endroits, on croit même entendre la complainte de la vieille pierre sur laquelle repose une corbeille de pain ou un cageot de fruits. L'épicier n'en a cure et il sait qu'il va expédier sa centaine de baguettes de pain en quelques minutes. Si ça se trouve, d'autres commerçants antiques se sont arrêtés en cet endroit précis pour négocier le contenu de leurs bateaux aux « ventres lourds de marchandises ». Tipasa a été un comptoir carthaginois florissant avant que les Romains ne s'en emparent. Au grand dam des populations autochtones nichées au mont Chenoua. Des Berbères parlant leur langue, le chenoui toujours en usage et qui rappelle par ses consonances le chaouia des Aurès. Mais laissons l'histoire aux historiens et contentons-nous de nous balader dans cette ville attachante. Sur le port, les enfants s'impatientent pour un tour à cheval ou en barque que proposent à la criée des chalands devant des parents qui font leurs comptes. Il va falloir se restaurer et ici, les prix sont « touristiques » parce qu'on paye surtout le cadre. Comme celui ensorcelant de l'arcade qui mène aux ruines romaines. On s'attable au milieu des ruines et on déguste du poisson grillé avec l'impression de s'asseoir dans l'antiquité. Normal qu'on en paye le prix. De part et d'autre de l'allée qui mène aux ruines, les marchands des étals de souvenirs hèlent les passants. Les colliers de coquillages font la joie des enfants et nous voilà aux portes des ruines. Une fois payé le droit d'entrée, on entre de plain-pied dans l'Histoire, celle dont les chroniqueurs disent qu'elle s'écrit avec une « grande hache ». Les Romains ont dû suer pour conquérir cette contrée rebelle. Comme tout le pays du reste. De part et d'autre de la voie romaine, des patios, ce que fut le théâtre, les vestiges ce qu'étaient les demeures des patriciens et on devine à travers les fours de pierre encore intacts, l'odeur du pain pétri par des mains expertes. On descend de larges marches rayées de zébrures de mousse et des herbes folles ont poussé à même les crevasses. Et puis au bout des ruines, encore des ruines disparates, des rocs éclatés assaillis par l'écume des vagues. On reste à regarder la mer comme on regarde l'éternité. Ces mêmes vagues qui vont et viennent, en ont vu des civilisations se succéder dans l'indifférence du mont Chenoua qui a dû sûrement les toiser de toute sa majesté, comme si dans ses entrailles, il nourrissait la certitude de les voir passer comme passent les siècles, se résignant enfin à laisser ce pays prodigieux à ses habitants. Et ceux-ci ont dû se battre parfois les armes la main, parfois même à poings nus contre l'oppresseur, et les vieillards croisés au cœur du mont Chenoua racontent de leur voix chevrotante, les horreurs commises par la soldatesque française. « Le site archéologique de Tipasa regroupe l'un des plus extraordinaires complexes archéologiques du Maghreb », nous disent les historiens. Ceux-ci ont fait leur travail quoiqu'il reste des pans entiers de ce pays multimillénaire à défricher. Les ruines sont donc magnifiques en attendant d'être décryptées dans leur moindre recoin. Pas un seul point noir, même le civisme des visiteurs, est ici de mise et on ne perçoit aucun détritus, ni bouteilles en plastique ni restes de repas. Au sortir des ruines, une rue de magasins d'antiquités, et à bien y regarder, on peut dénicher des bibelots de grande valeur et des meubles d'époque en marchandant âprement avec des commerçants qui connaissent leur métier. Nous empruntons alors la grande avenue bordée de maisons coquettes qui ont gardé intactes leurs tuiles rouges mais dont beaucoup ont transformé leurs façades en magasins et autres restaurants. En ces demeures, la pierre est moins vieille que celle des Romains mais elle a quand même pris de l'âge. Plus haut, les immeubles des cités populeuses se dressent comme de gigantesques vigies impersonnelles. Il faut bien loger tout ce monde qui ne cesse d'affluer. Au risque de piétiner l'histoire de cette ville. Dans un siècle, ces bâtisses vieilliront à leur tour, mais resteront sans mémoire. La mémoire est face à la mer, résistant à l'usure du temps et à l'assaut des vagues.