Les manifestations ou les émeutes ne sont pas une spécificité algérienne. La violence urbaine fait même un peu partie de la sociologie de l'époque. De grands pays comme les Etats-Unis ou la France ont été souvent ébranlés par des secousses d'une jeunesse révoltée. Les raisons sont peut-être variées mais la violence urbaine ne diffère que par l'amplitude. Les événements que viennent de vivre la plupart de nos villes ont pour terreau ce qu'on désigne comme la mal-vie. Au chômage endémique qui touche, comme le reconnaissent les pouvoirs publics, la masse des jeunes s'ajoutent des frustrations liées à l'âge où les loisirs et les distractions sont autant sinon plus nécessaires. Pour autant, il faut peut-être relever qu'être chômeur peut être aussi un choix dont il faut assumer les conséquences. Pour ne retenir que la capitale comme exemple, les propriétaires de boulangeries et de restaurants éprouvent toutes les peines du monde à recruter un jeune pour des tâches auxquelles sont destinés, quand ils trouvent du travail, ceux qui affichent un désir irrépressible d'aller en Europe. Ceux qui suivent ou s'inquiètent de la tournure de ces événements ne semblent pas tant nier la justesse de revendications qui ont pour but apparent de conforter le pouvoir d'achat de la majorité des citoyens. Que ceux qui peinent à joindre les deux bouts expriment un ras-le-bol, expriment leur colère est un signe de bonne santé d'une société dont les ressorts de combat ne sont pas cassés. La corruption, l'arrogance ou l'injustice ne sont pas vécues comme une fatalité. Farouk Ksentini a pourtant bien raison de souligner que «les actes de violence sont contraires aux droits de l'Homme». Beaucoup de citoyens et d'organisations politiques expriment une réserve, voire un rejet des méthodes auxquelles ont recours les manifestants. Il a toujours existé des dérapages dans les mouvements de masse; les voleurs et les casseurs sont toujours embusqués pour dévier le cours des justes colères. Il y a lieu, vraiment lieu, de s'interroger quand la mise à sac des infrastructures publiques, destinées à ceux- là mêmes qui les détruisent est la marque d'un mouvement. Quand demain la quiétude reviendra, c'est le simple citoyen qui ressentira le manque d'un bureau de poste, d'une caisse de sécurité sociale, d'un bus ou d'un centre de santé. Quand on s'en prend à toutes les expressions matérielles de l'Etat sans distinction, la foule contribue à son propre affaiblissement. Le ministre de l'Intérieur fait remarquer que « les actes de pillage relèvent de la criminalité et n'ont rien à voir avec des problèmes d'ordre économique». Sans avoir besoin de se référer aux apôtres de la non- violence que furent Gandhi ou Martin Luther King, on peut défendre un droit sans usage d'une violence gratuite. Une protestation a besoin de mots d'ordre, de ceux qui l'encadrent, sous peine de se transformer en jacquerie sans lendemains. Même un homme comme Mustapha Bouchachi souligne le rôle des partis et de la société civile pour donner un sens au mouvement. Sinon, la colère se nourrira de violence aveugle qui prend pour cible même les biens privés et l'intégrité des familles. Détrousser de paisibles étudiants de leurs portables ou arborer des couteaux traduisent moins la clarté et la noblesse d'objectifs partagés par la majorité du peuple que la propension à une violence effrayante. C'est la meilleure manière de susciter des sentiments de peur et de voir ceux qu'on croit défendre nous tourner le dos. On peut comprendre et soutenir un mouvement qui jaillit comme une étincelle mais on s'en méfie quand il se mue en brasier qui brûle tout sur son passage. L'histoire des archs en Kabylie qui avait multiplié les appels aux grèves est celle d'une sympathie des débuts qui s'est muée en désaffection générale est éloquente et encore présente dans les esprits. C'est le sort de tout mouvement qui scie les branches sur lesquels sont assis les citoyens. «J'aime mieux une injustice qu'un désordre», disait de son temps Goethe. L'histoire n'a jamais démenti, depuis, sa clairvoyance.