« L'histoire tourmentée de notre pays est pour quelque chose dans la banalisation de la violence » Dans cet entretien, le Dr Mahmoud Boudarène, psychiatre et docteur en sciences biomédicales, explique que la violence s'est emparée de la société et que le passage a augmenté de façon exponentielle. Il met en demeure l'Etat de faire le nécessaire pour mettre fin à la violence et analyser les facteurs qui ont aggravé ce phénomène pour mieux l'endiguer. Comment expliquez-vous la hausse significative du nombre des homicides volontaires ces derniers temps ? Je ne sais pas s'il y a vraiment une progression manifeste, comme vous le dites, du nombre des homicides volontaires. S'il ne faut pas occulter et même seulement minimiser le phénomène, il faut savoir raison garder et ne pas faire dans l'alarmiste en nous laissant tromper par une surmédiatisation due notamment à une plus grande couverture médiatique du territoire national, et donc une plus grande circulation de l'information. Est-ce que la société algérienne, par son fonctionnement et/ou ses dysfonctionnements, sécrète aujourd'hui plus de meurtriers, plus d'homicides ? Si cela est le cas, pourquoi ? Voilà des questions qui méritent d'être posées. Il est vrai que la violence s'est emparée de la société et que le passage à l'acte agressif a augmenté de façon exponentielle, en tout cas au regard de ce qui est rapporté par les services de sécurité. Une violence ordinaire, chacun a pu en faire le constat, qui constitue présentement la voie préférée pour résoudre les conflits entre individus. Des comportements qui interpellent la société dans ses fondements et ses lois, dans son organisation et ses mécanismes régulateurs. Le crime existe dans toutes les sociétés. Son importance varie selon que celles-ci sont apaisées, pacifiques ou plutôt violentes. Dans tous les cas de figure, le crime est le résultat de l'effondrement des interdits fondamentaux qui fondent le consensus social, lequel consensus garantit la paix, au moins parce qu'il évacue l'agressivité des interactions entre les personnes et qu'il constitue un rempart à la violence. Si le crime dans la société s'est réellement accru, cela devrait, en effet, préoccuper. L'inquiétude doit gagner le corps social mais aussi interpeller en premier lieu les pouvoirs publics. Une « mise en demeure » de l'Etat qui doit nécessairement faire face au problème pour le scruter avec plus d'attention afin de mieux le comprendre. Mieux en cerner les causes permet d'apporter les solutions les plus appropriées, la solution préventive qui doit éliminer les facteurs qui font le lit du passage à l'acte devant être, bien entendu, privilégiée face à la réponse répressive. A votre avis, l'Algérien est-il violent de nature ? Indéniablement, les Algériens sont nerveux et irritables. Je pense que je peux formuler les choses ainsi. Les Algériens ont aujourd'hui le passage à l'acte violent très facile, mais il est une erreur de penser que c'est là une spécificité algérienne, un atavisme propre à notre société. L'Algérien n'est pas de naissance ou génétiquement plus agressif, plus violent ou encore plus dangereux, comme il est dit ici et là. Les circonstances, la vie qu'il mène, l'ont conduit à le devenir. En réalité, plusieurs facteurs s'additionnent et potentialisent leurs effets pour faire de la société algérienne une marmite en ébullition. L'histoire tourmentée de notre pays et la violence qui a prévalu durant ces vingt dernières années sont à prendre en compte pour bien comprendre le pourquoi de l'émergence et de la banalisation de la violence dans notre pays. La violence qui a gagné la société algérienne n'est pas une fatalité comme elle n'est d'ailleurs pas un épiphénomène. Des passages à l'acte extrêmes qui témoignent de la banalisation de la violence mais qui soulignent aussi l'intolérable indignité dans laquelle les Algériens sont immergés. Si la violence sociale constitue, à ne pas en douter, le terreau dans lequel le passage à l'acte agressif ordinaire prend racine et ensuite grandit, l'homicide trouve ses motivations profondes et ses explications ailleurs. Ce crime est un passage à l'acte particulier qui inscrit son objet dans une démarche où la finalité constitue le point central. Que les motivations soient d'ordre psychologique ou simplement criminel. La majorité des meurtres sont commis à l'arme blanche et les auteurs ne sont pas des repris de justice. Quelle est votre analyse ? Faut-il voir dans l'usage de ce type d'armes une quelconque signification ? Je ne le crois pas. Les meurtres sont commis à l'arme blanche parce que c'est l'arme disponible et aisément accessible. Acheter un couteau est chose facile, tous les magasins en disposent. Cela n'est pas onéreux et ne nécessite aucune autorisation de port d'arme. De plus, c'est un outil qui peut être trouvé dans n'importe quel domicile, parfois dans celui même de la victime. Une arme qui est facile à transporter et à dissimuler. Faut-il souligner que de nombreuses personnes circulent avec ce genre d'armes en leur possession. Le climat d'insécurité qui prévaut dans notre pays et le sentiment qu'ont les citoyens de ne pas être à l'abri d'une possible agression amènent ces derniers à se munir de toutes sortes de moyens de défense, du gourdin dans la voiture au couteau dans la poche ou encore du sabre camouflé sous la djellaba. Les individus sont soit dans une logique d'auto-défense, soit dans une démarche préméditée d'agression et de passage à l'acte violent. Dans un cas comme dans l'autre, l'individu peut, parce que l'occasion fait le larron, basculer dans l'horreur et commettre un crime tout à fait opportuniste, non prémédité celui-là, une espèce d'accident de parcours. Mais un crime tout de même. Il est évident que je ne fais pas allusion ici au sujet qui transporte une arme blanche et qui va à la rencontre de sa victime potentielle pour lui asséner volontairement des coups mortels. C'est pourquoi ces sujets qui commettent ce genre de crimes, inattendus en quelque sorte, ne sont pas forcément des repris de justice, des récidivistes ou encore des truands connus pour être déjà passés à l'acte agressif. Mais comme il est d'usage de le dire, il faut un début à tout. Une délinquance inaugurale. Par contre, il faut que l'on s'interroge sur ce penchant qu'ont les individus à circuler armés de toutes sortes d'objets qui peuvent être utilisés comme armes blanches. Si le sentiment d'insécurité justifie cela chez les personnes les plus inquiètes, encore que ce comportement est répréhensible, seul le recul de l'ordre social et de l'ordre institutionnel peuvent expliquer la propension du voyou à évoluer dans la cité en possession d'une arme blanche et même quelquefois d'une arme à feu et d'en faire usage contre le citoyen. Si cela est rendu possible, c'est parce que l'Etat est absent de l'espace public et que la faillite de son autorité garantit l'impunité. Une situation qui est observée dans de nombreux villes et villages en proie à une délinquance multiforme et d'où l'ordre public et la sécurité ont déserté.