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«L'Algérien n'est pas éligible au bonheur, statut réservé à une caste» Dr Mahmoud Boudarène. Psychiatre, docteur en sciences biomédicales, membre de la Société algérienne de psychiatrie (Snapsy)
-La violence gagne tous les espaces de la société (rapports de force entre administration et citoyens, violence verbale et physique...) et les faits de criminalité sont de plus en plus banalisés. Qu'est-ce que cela évoque pour vous ? Indéniablement, la société algérienne est aujourd'hui à bout de nerfs et les Algériens ont très facile le passage à l'acte violent. Mais il serait une erreur de penser que c'est là une spécificité algérienne, un atavisme, une espèce de fatalité propre à notre société. L'Algérien n'est pas de naissance agressif, violent ou encore dangereux comme répété ici ou là. Les circonstances, la vie qu'il mène l'ont conduit à le devenir. Vous faites allusion dans votre question à des rapports de force entre le citoyen et l'administration. Vous me donnez là l'occasion de rebondir sur ce «conflit historique» qui existe entre ces deux protagonistes et qui empoisonne la vie de l'Algérien. Chacun connaît la bureaucratie qui gangrène l'administration dans notre pays, le Premier ministre lui-même vient, à l'occasion de la tenue de la tripartite, de le reconnaître. Voilà une violence institutionnelle, une violence d'Etat infligée quotidiennement et depuis toujours aux administrés. Quel citoyen n'a pas eu affaire à l'administration de notre pays et n'a pas été exaspéré, révolté, au moins une fois par ses pratiques bureaucratiques ? Une espèce de piège que l'individu appréhende d'emblée mais auquel il ne peut échapper parce qu'il y a nécessairement recours. Poussé à bout, celui-ci explose et passe à l'acte violent. Rien de plus normal car face à une telle souffrance — il s'agit de cela — celui qui ne manifeste pas sa colère met en danger sa santé. En effet, certains individus, pour des raisons liées à leur histoire personnelle, s'extériorisent et réagissent avec agressivité ; d'autres au contraire, introvertis, subissent et, en battant en retraite, se font violence et ainsi retournent contre eux-mêmes cette agressivité. Mais cet exemple de violence institutionnelle — la violence administrative — n'est pas seule responsable de cette situation, de cette facilitation du passage à l'acte violent. En réalité, plusieurs facteurs s'additionnent, potentialisent leurs effets et font de la société algérienne une cocotte en permanente ébullition, avec le risque imminent de son explosion. L'histoire tourmentée de notre pays et la violence qui a prévalu ces quinze ou vingt dernières années, la pauvreté grandissante du peuple et les inégalités sociales, l'injustice, la hogra, la corruption à tous les échelons de la société et dans la sphère du pouvoir, mais aussi la nature du système politique qui préside aux destinées de notre pays depuis l'indépendance — un système qui bâillonne le citoyen, le prive de sa liberté, entrave son désir de s'organiser et de participer à la construction du destin commun — sont les principaux éléments à prendre en compte pour bien comprendre le pourquoi de l'émergence et de la banalisation de la violence dans notre pays. -Comment définiriez-vous la violence qui gagne la société algérienne ? Comment évolue-t-elle ? D'où vient-elle ? Comment se décline-t-elle dans l'esprit des Algériens ? La violence qui a gagné la société algérienne n'est pas une fatalité comme elle n'est d'ailleurs pas un épiphénomène. Elle fait écho à la violence insidieuse infligée au citoyen algérien par la vie qu'il mène. Une violence imperceptible parce qu'elle se confond avec son quotidien ; une violence qui a pris possession de son être et lui est devenue familière ; une violence presque naturelle, en somme normale. Pauvreté et misère, chômage et manque de loisirs notamment pour les sujets les plus jeunes, mépris (hogra) et injustice sociale, détérioration du cadre de vie, climat permanent d'insécurité, voici les principaux éléments qui caractérisent le quotidien du citoyen algérien. L'Algérien n'est pas heureux dans son pays. Il a le sentiment qu'il n'est pas éligible au bonheur, un statut réservé à une caste, à des privilégiés, aux enfants du système. Mais il a aussi conscience qu'il n'a aucune emprise sur son destin parce qu'il ne vit pas dans un pays de liberté et qu'il est exclu de la décision politique. Il ne peut pas exercer son libre arbitre et être l'artisan de son bien-être, comme il lui est interdit de contribuer à bâtir le bien-être commun. En somme, il n'existe pas. Une condition d'indignité, une violence — institutionnelle, faut-il le souligner — qui s'exprime donc par des règles établies, acceptées et auxquelles chacun se soumet. Une violence inapparente, symbolique, selon le terme utilisé par P. Bourdieu, qui s'impose au citoyen et le ronge de l'intérieur. Une violence intériorisée, présente dans les esprits, dans l'inconscient collectif et qui empêche les sujets de s'accomplir, de se réaliser, de seulement exister. Cette violence symbolique est une entrave au développement humain et, parce qu'elle rend impossible l'accomplissement personnel, elle démantèle le lien social et délabre les mécanismes régulateurs qui président à l'ordre social. Voici réunies les conditions propices à la violence sociale. Pourquoi ? Parce que l'individu, forcé à des conditions de vie humiliantes et indignes, est inévitablement dépouillé de son humanité. Il rumine son désespoir, sa rancœur, son ressentiment. Ses capacités de discernement sont annihilées et les interdits sociaux n'ont, pour lui, plus de signification. Incapable de raisonnement et d'émotions il réagit à l'instinct. Envahi par la haine, il est alors amené à adopter des comportements agressifs, violents, extrêmes. Ce désespoir se mesure au nombre d'embarcations de fortune qui quittent les côtes algériennes à destination de l'Europe (harraga), à celui grandissant des candidats à la mort volontaire notamment par immolation par le feu devant les institutions de la République, à l'accroissement de l'abus des stupéfiants (toxicomanies) ou encore aux dizaines voire aux centaines de milliers de jacqueries qui émaillent la vie sociale et politique de notre pays. Mais ce désespoir se mesure aussi au nombre d'incivilités, un euphémisme, ou encore à celui des agressions caractérisées qui se produisent quotidiennement dans notre pays. Des passages à l'acte extrêmes qui témoignent de la banalisation de la violence, mais qui soulignent aussi l'intolérable indignité dans laquelle les Algériens sont immergés. Une manière inadaptée, certainement inappropriée, de revendiquer une vie décente, du travail, plus de loisirs et de liberté, mais également la possibilité de participer à la décision politique et de contribuer à la construction du destin commun. En somme, une existence normale, une vie de citoyen. -Vous avez déclaré dans un de vos articles : «Comme s'il suffisait de dire que l'Algérie est une nation musulmane pour que l'ordre social soit établi.» Pourriez-vous expliquer le rapport qu'a l'Algérien avec la religion et son impact sur l'ordre social et la violence qui l'entache ? J'ai écrit cette phrase dans une contribution publiée à la suite du meurtre des deux enfants de Constantine. J'avais trouvé pour le moins inopportun, pour ne pas dire incongru, de convoquer le sentiment religieux de l'Algérien pour conjurer la violence qui l'habite. Le procureur en charge de cette affaire avait dit en ce temps «ce genre de crime atroce est totalement étranger à notre société, à nos valeurs religieuses». Un propos qui témoigne sans doute de son incompréhension de l'événement et de sa perplexité face à une telle barbarie. A moins que de faire dans le déni et l'autisme, crime atroce étranger à notre société, et de faire appel à nos valeurs religieuses en s'en remettant à la foi des Algériens ne participe de la prise de conscience de l'ampleur du phénomène de la violence et de l'incapacité de l'institution judiciaire à faire face à cette délinquance d'un genre nouveau. Mais était-ce le souci du moment de ce magistrat ? J'en doute. Il n'était pas seul, au moment du drame de Constantine, à rappeler que l'Algérie est une nation musulmane. Comme si cela avait été oublié par les Algériens, comme si cela suffisait à gommer le forfait et éviter qu'il ne se reproduise. Une incantation dérisoire, en tout cas une stratégie qui consiste à se détourner de la réalité sociale et à faire l'impasse sur un fléau grandissant qui met en danger la stabilité du pays. Une sorte de fatalisme qui peut avoir du sens dans le domaine privé de la foi mais qui ne doit pas, dans le cadre de la responsabilité, constituer une fatalité et faire preuve d'un renoncement à lutter contre la violence sociale. Quand bien même — c'est le point de vue de l'Algérien lambda — il est évident que la justice, à elle seule, ne peut pas accomplir une telle mission. La religion édicte sans doute des règles qui contribuent à mettre en place les mécanismes régulateurs qui garantissent l'ordre social, bien que souvent cela ne suffise pas à apaiser les sociétés. D'autres considérations peuvent venir contrarier la paix sociale et amener l'être humain à des comportements extrêmes. Les exemples sont légion. Vous en avez cité un dans votre première question. Ce père de famille a-t-il mis fin à la vie de sa fille réellement pour des raisons religieuses ? Parce qu'elle ne voulait pas porter le niqab ? Est-ce que les guerres civiles qui ont pris en otage les peuples des pays du Moyen-Orient ont de vraies motivations religieuses ? Des questions opportunes. C'est pourquoi le sentiment religieux ne doit pas obscurcir les consciences ou encore brider la raison et les capacités de discernement des individus. Chaque Algérien, chaque être humain, y fait appel — dans l'adversité ou quand il est étreint par l'inquiétude et l'angoisse — pour se donner un répit, faire une pause afin de retrouver l'apaisement et entrevoir la difficulté dans sa réalité tangible. Seule issue pour mieux distinguer les réponses à apporter. Mais faire appel au sentiment religieux ne doit pas constituer un alibi qui nous fait détourner le regard — parce que c'est confortable ou que cela nous exonère de nos fautes — des situations qui nous interpellent dans nos erreurs et nos errements. Une façon de dégager sa responsabilité… Je crois en l'occurrence, concernant ce problème de la violence sociale, que c'est là le dessein caché de nos responsables. Celui-ci, le dessein, étant de relier ce fléau non pas à la gouvernance désastreuse de notre pays, mais à une sorte de carence de la foi religieuse du peuple. C'est d'ailleurs toujours de la faute de ce dernier, ce n'est jamais celle des gouvernants. Une hypocrisie, un égarement irresponsable.