Pour son quatrième roman, édité en Algérie, en Tunisie et au Liban, Smaïl Yabrir poursuit son exploration des rapports entre terroir, histoire collective et destins individuels en brossant des portraits attachants d'habitants d'« El Garaba », dans la banlieue nord de cette ville des Hauts-Plateaux. Dans les venelles de ce lieu décrépit qui fut « le noyau de la ville de Djelfa avant d'en devenir la périphérie », le lecteur croisera, en premier, Bachir « Eddili » (déformation de délai dans le parler algérien), un homme de soixante-trois ans, de retour chez lui après une longue absence. Poète inaccompli et fauché, militant de gauche exilé à l'autre bout de la ville depuis les années 1990, lorsque « les gens s'étaient mis à redécouvrir leur islam », Bachir Eddili erre dans El Garaba, tourmenté par El Khawniya, une mystique entourée de légendes et dont il a été l'époux durant une seule année. A travers le récit de ce retour, se dévoilent les histoires d'autres anciens du quartier : des compagnons de lutte comme Abdelhamid, l'instituteur, d'autres plus jeunes, Yahia, le sourd-muet, et son amour perdu Ettalia, ou encore Mina, le fils de Bachir et d'El Khawniya, devenu un élu municipal influent. Par petits textes titrés, insérés dans les parties qui divisent le roman, l'écrivain se focalise ainsi sur tel ou tel destin individuel, tout en révélant des détails sur la vie d'autres personnages. En faisant se côtoyer l'intime et le collectif, les vicissitudes et les bouleversements historiques, Smaïl Yabrir donne à ce roman, de 424 pages, des allures de fresque aux détails multiples et où le lecteur voit se dessiner en filigrane l'image de toute une communauté. Une prose très poétique Cette impression est par ailleurs renforcée par les thèmes récurrents que l'écrivain développe dans chacun des chapitres, et par des traits communs aux personnages principaux. Nombre d'entre eux ont, en effet, quitté El Garaba pour y revenir, avaient été des amoureux transis, des solitaires recueillis par des étrangers durant les années de violence terroriste, ou encore des marginaux habités par la langue et la poésie. Ce dernier point, central chez Bachir et Yahia, — le premier n'ayant jamais pu écrire un poème valable et le second ne s'exprimant que par l'écrit— permet au romancier, poète lui aussi, de célébrer les grands noms de la poésie arabe, d'El Mouttanabi à El Halladj en passant par Ibn Al Faridh et Antar Ibn Shaddad. Cités dans les dialogues ou les monologues, ces poèmes amoureux et mystiques, accompagnant une prose elle-même très poétique, confèrent une dimension spirituelle à ce roman déjà riche de son réalisme et de la profondeur psychologique de ses personnages. Ces éléments réunis, — auxquels s'ajoute l'attention particulière à la culture et aux traditions de la région de Djelfa—, font de « Moula El Hayra » un des romans les plus aboutis de Smaïl Yabrir, tant sur le plan formel que dans les thèmes, déjà présents dans « Wassyat El mâatouh » et « Barida ka ountha », ses deux précédents romans. Ils inscrivent également le romancier de 37 ans dans la lignée des écrivains humanistes, et attachés à leur terroir, à une vision du monde et de la littérature que des auteurs comme l'Egyptien Naguib Mahfoudh et l'Algérien Mouloud Mammeri ont portée à son sommet. Lauréat en 2013 du prestigieux Prix Tayeb-Salih (décerné par des critiques arabes en hommage au grand auteur soudanais du même nom), Smaïl Yabrir est aussi dramaturge et journaliste.