Tlemcen est l'une des villes algériennes les plus anciennes. Pour quelle histoire et quelle mémoire ? Cette métropole d'équilibre évoque, mieux que toute autre en Algérie, l'évolution de la civilisation de l'homme, avec une suite extrêmement variée de réalisations culturelles où s'entrecroisent des influences diverses (berbères, arabes, africaines, andalouses, latines, germaniques, espagnoles, turques et françaises) et où le fait culturel, en tant qu'effort de l'individu pour comprendre le monde et s'adapter à lui, a joué un rôle important dans la régulation et l'encadrement de la vie en société. Le fait religieux, en particulier, a eu ses incidences notables sur l'aventure humaine. Si l'on considère géographiquement et historiquement la région de Tlemcen, on est frappé par l'importance de ce carrefour d'invasions militaires et ethniques, d'échanges commerciaux, idéologiques et religieux, dont la situation ne pouvait qu'aboutir à un incessant va-et-vient de langues véhiculaires de cultures. Cette région a connu, notamment, les trois groupes de langue que sont l'indo-européen, le sémitique et l'ouralo-altaïque et le parler tlemcénien. Ceci constitue un chaînon du grand ensemble des parlers maghrébins, très proches par les traits de leurs schémas phonologiques et morphologiques. L'histoire reste donc un vec- teur avéré de la mémoire : elle la construit. Tlemcen s'enorgueillit de réunir sur son territoire les substrats d'un patrimoine multiconfessionnel connu. Je ne citerai, à cet égard, que les deux mausolées considérés, aujourd'hui encore, comme de hauts lieux de pèlerinage : pour les musulmans, celui de Sidi Abou-Médiène (un grand nom du soufisme maghrébin du XIIe siècle) et pour les Israélites, celui d'Ephraïm En'Kaoua (grand rabbin, arrivé d'Espagne en 1391 pour fuir les affres de l'Inquisition). Beaucoup ignorent les repères historiographiques de la ville de Tlemcen ? Des éclairages ? Tlemcen est un grand musée à ciel ouvert et son registre patrimonial demeure riche et très divers. Il comprend, entre autres, la plus grande part des biens culturels arabo-musulmans de l'Algérie : son patrimoine monumental se compose de quelque 40 mosquées, de plus de 16 mausolées, de médinas, de qasbas, de qalâas, d'ouvrages hydrauliques, de hammams, de remparts et de relais. S'ajoutent de nombreux vestiges remontant à la préhistoire (habitats troglodytes d'El-Kalâa) ou à la protohistoire (périodes berbère et carthaginoise), à l'occupation romaine (Altava et Tepidea) et d'importants ouvrages de l'époque coloniale française (édifices religieux, constructions militaires et civiles, fortifications, etc.). Il n'est pas une lueur d'une époque dont cette ville n'ait gardé l'empreinte, et ses monuments, d'une richesse historique et artistique attestée, sont autant de notes dans la prestigieuse gamme de l'art universel. Pour rappel, la ville de Tlemcen, tout au long de son histoire, a pris successivement plusieurs noms comme Agadir, Pomaria, Tagrart et enfin Tlemcen. Les principales étapes de son développement ne sont que le reflet de faits historiques et de conjonctures particulières. Peut-on avoir un aperçu sur ce lieu de rayonnement de la culture musulmane ? Nul ne peut nier que, tour à tour, Tlemcen a été la capitale régionale aux époques almoravide et almohade, puis capitale du Maghreb central à l'époque zianide. Elle a abrité, pendant ses années glorieuses, de nombreux saints et savants. L'une de ses madrasas les plus célèbres, la Tachfiniya, dont le rayonnement culturel s'était propagé jusqu'en Orient et en Andalousie, fut le siège d'un enseignement aussi intense que plurivalent. On y enseignait toutes les sciences connues en ces temps-là et on y accueillait des étudiants venus de toutes parts. Sous la direction avisée du sultan, l'on y dispensait un enseignement basé essentiellement sur une tolérance intelligente et franche. Cette ouverture d'esprit permettait ainsi l'avènement de nouvelles méthodes d'éducation qui ont produit cette profusion savante qui versa, souvent, dans l'érudition et porta ses fruits pour l'humanité entière. Citons également la Tachfiniya qui de par la richesse de son enseignement et la beauté de son architecture dépassait toute imagination. El Thénessy rapporte, ainsi, dans sa description de cette université, que « tous ceux qui pénétraient en ce lieu étaient émerveillés par la beauté de son éclat ». La Madrassa Tachfiniya fut détruite par les Français en 1873 pour satisfaire au projet d'alignement du paysage urbain colonial, après que ses démolisseurs en aient fait des relevés. On retrouve d'ailleurs un tracé mis au point par l'officier français Slomens, expert en génie civil, avec la collaboration de l'architecte Duthoit, qui délimite parfaitement les dimensions et formes architecturales distinguant cette école. A son emplacement, fut édifiée la mairie. Une place publique a été érigée, ensuite, sur les mêmes lieux, détruisant des repères architecturaux, n'épargnant que certains ouvrages historiques qui continuent de perpétuer la Tachfiniya. Quant à Dar El'Moudjâdala, c'était un autre haut lieu de la science. Située sur la colline d'El'Koudya, c'était un centre de savoir mais surtout un observatoire astronomique qui permettait aux initiés de suivre et d'observer le mouvement des astres. La littérature médiévale fait référence à de nombreuses œuvres produites à Tlemcen (sur la demi-dizaine de siècles qui s'étend de l'avènement de l'empire almoravide au XIe siècle à la chute du sultanat zianide à la fin du XVIe siècle). Cette littérature se compose autant d'œuvres religieuses que séculières et constitue un champ d'étude riche et complexe. Elle révèle l'existence de nombreuses formes qui contiennent en germes tous les genres littéraires et scientifiques modernes Vous parlez de la ville traditionnelle, la ville coloniale, la ville moderne... Qu'en est-il de l'évolution socio-urbanistique de la ville de Tlemcen ? L'espace social de la ville de Tlemcen, pour être appréhendé et analysé objectivement, est justiciable au préalable d'une double définition, quant à ses différentes limites : celles qui circonscrivent, au plan géographique, son champ urbain, et celles qui balisent, au plan économique, sa trame socioprofessionnelle. La lecture de l'espace urbain de la ville de Tlemcen, dans ses différentes composantes, permet de relever une certaine dichotomie subversive entre une structure traditionnelle (la médina), répondant à une fonction spécifique et une structure récente à vocation résidentielle et de service. La coexistence de ces deux entités urbaines a pour principale caractéristique une rupture dans la forme d'appropriation de l'espace et le schéma de structure, tel qu'adopté par les plans d'urbanisme récents qui n'ont fait qu'accentuer cette dualité urbaine qui s'est traduite par des ensembles bâtis, désarticulés sur le plan fonctionnel et formel. Par ailleurs, l'apparition d'espaces marginalisés au niveau de la ville ne s'est pas limitée aux zones géographiquement défavorisées ou de création récente (comme les grands ensembles, la banlieue, les nouveaux quartiers, etc.), mais elle concerne aussi des espaces historiquement prestigieux. Ces derniers, dont la centralité est souvent multiple, à savoir urbaine, historique, sociale, culturelle, identitaire et économique, sont parfois des territoires urbains ayant souffert, à travers leur évolution, de changements sociaux et économiques, tels qu'ils ne sont plus aptes à subvenir aux besoins nouveaux. Leur situation demeure de la sorte assez problématique. Territoires exclus des circuits principaux des échanges et des activités, défigurés et « bazardisés », souffrant cruellement d'un manque d'animation, ces espaces subissent un dépeuplement regrettable. Pour la trame socioprofessionnelle, Tlemcen est porteuse à la fois d'un savoir-faire et d'un projet social, la production marchande avec le caractère multidimensionnel qui la distingue est en rapport, d'une part, avec la place qu'elle occupait dans la cité tlemcénienne et, d'autre part, avec le monde méditerranéen, à travers les relations de cette ancienne métropole. À propos de la place de l'artisanat dans ladite cité, Yahia Ibn-Khaldoun a recensé ainsi pas moins de 4.000 métiers à tisser, durant les temps forts de la période zeyanide. En revanche, pour le milieu du XIVe siècle, André Cochet signale le chiffre de 500. Enfin, Alfred Bel, suite à un recensement effectué vers 1911, dénombre 44 ateliers. Aujourd'hui, on en compte beaucoup moins. La ville de Tlemcen comptait dans ses murs, au début du XIVe siècle, environ 2.000 marchands venus de diverses régions d'Europe. A la même époque, un nombre égal de mercenaires servait le souverain régnant, et cette colonie de 4.000 personnes vivait en paix, au quartier de la Kissarya, au milieu d'une population locale qui dépassait les 120.000 foyers. Construite sous les Zianides, cette Kissarya était délimitée par une enceinte crénelée comprenant deux portes et couvrait une superficie d'environ cinq hectares. Elle fut détruite à la fin du XIXe siècle par l'administration française (...). La petite production marchande y est enracinée et constitue le lot quotidien dans lequel se reconnaît le citadin moyen. Le cadre communautaire servant de support à cette intégration de l'activité économique, du cadre résidentiel et de la vie culturelle, serait ainsi le quartier appelé Rl Houma en arabe. Cela étant, si la médina est un espace social, l'unité matricielle d'un tel espace en est le quartier, car il est le lieu privilégié où s'opère la trilogie que constituent l'acte de vie (derb ou ruelle), l'acte de production ou d'échange (corporation) et l'acte de prière (zaouïa ou confrérie). Dans cet habitacle intime, chacune de ces prestations reçoit sa qualification à travers le prisme des autres, car chacune d'elles constitue un registre partiel de l'unité sociale indivisible, dont le quartier sert de substrat. Vous avez remonté le temps en nous racontant toute une histoire et une mémoire. Qu'en est-il aujourd'hui ? Face aux enjeux de la mondialisation, Tlemcen, avec ses ressources humaines et naturelles remarquables, et grâce notamment à sa position géostratégique privilégiée, prend une envergure économique et culturelle très importante. Les différents plans de développement réalisés ou à venir tendent à en faire une mégapole à la mesure des défis sociaux et économiques du développement de la région.