Entretien réalisé par notre correpondante à Tlemcen Amira Bensabeur LA TRIBUNE : Le premier colloque sera consacré à l'étude de l'histoire de Tlemcen. Pouvez-vous nous donner un aperçu de l'histoire de cette cité ? M. Bessenouci El Ghaouti : La mémoire, à mon avis, doit être entendue dans son sens le plus large et le plus riche. Elle est un patrimoine mental, un ensemble de souvenirs qui nourrissent les représentations, assurent la cohésion des individus dans une société et peuvent inspirer leurs actions présentes. L'histoire, quant à elle, est avant tout une procédure de vérité, une reconstruction problématique du vécu des hommes dans le passé. À travers la description des événements - dans leur temporalité autant que dans leur compromis - elle est aussi analyse de l'esprit et de la culture de cette même société. Elle entretient donc une relation dialectique avec la mémoire et sustente son lien consubstantiel avec le présent. De ce fait, notre identité est en constant devenir, toujours irriguée par des apports extérieurs comme par les transformations internes de notre société et Tlemcen, ce sanctuaire de l'histoire, semble d'ailleurs la ville idéale pour accueillir et comprendre un tel sentiment. Elle demeure, à ce titre, un révélateur symptomatique de la complexité de ces rapports multidimensionnels qui animent la ville. Cette métropole d'équilibre évoque, mieux que toute autre en Algérie, l'évolution de la civilisation de l'Homme avec une suite extrêmement variée de réalisations culturelles où s'entrecroisent des influences diverses (berbères, arabes, africaines, andalouses, latines, germaniques, espagnoles, turques et françaises) et où le fait culturel - en tant qu'effort de l'individu pour comprendre le monde et s'adapter à lui - a joué un rôle important dans la régulation et l'encadrement de la vie en société. Le fait religieux, en particulier, a eu ses incidences notables sur l'aventure humaine. Peut-on avoir plus d'illustrations, puisque Tlemcen a été habitée par plusieurs civilisations ? En effet, durant des siècles, musulmans, juifs et chrétiens ont su y vivre ensemble, souvent en bonne intelligence, à telle enseigne que certains historiens n'hésitent pas à surnommer Tlemcen «El Qods du Maghreb». Comme elle, elle s'enorgueillit de réunir sur son territoire les substrats d'un patrimoine multiconfessionnel connu ; je ne citerai, à cet égard, que les deux mausolées considérés, aujourd'hui encore, comme de hauts lieux de pèlerinage : pour les musulmans, celui de Sidi Abou Mediene (un grand nom du soufisme maghrébin du XIIe siècle) et pour les israélites, celui d'Ephraïm En'Kaoua (grand rabbin, arrivé d'Espagne en 1391 pour fuir les affres de l'Inquisition. Eminent thérapeute formé à l'école de Tolède, ce dernier fut longtemps au service du sultan zeyyanide Abou Tachfîne). Par leurs enseignements, ces deux Andalous, dont les sépulcres continuent à attirer des foules venues de partout, ont eu le mérite – avec d'autres - d'avoir contribué à réaliser, de manière accessible à l'homme du peuple comme au lettré, l'heureuse synthèse des influences qui ont donné le ton à l'esprit nord-africain. Le souffle modérateur qu'ils ont ainsi imprimé à leur entendement n'aura pas manqué de déteindre profondément sur cette mosaïque consciencieuse des Tlemcéniens d'hier et d'aujourd'hui. D'ailleurs, au-delà de cet héritage spirituel qu'ils partagent avec les peuples du Bassin méditerranéen, ceux-ci s'abreuvent aux mêmes sources des coutumes et des traditions. Les différences sensibles que l'on y décèle restent plutôt liées aux influences locales qu'à une différenciation originelle. Les peuples vivant sur les deux rives de la Méditerranée conservent, en effet, la quintessence de l´héritage culturel commun qui prit naissance dans ce carrefour fondamental des grandes civilisations et ils se sont façonnés, de part et d´autre, des affinités qui les maintiennent en perpétuelle recherche, tant sur le «jeu» de mémoire que sur la «pulsion» qui les invite à de nouvelles créations. Sur le plan musical, par exemple, la musique classique, dite arabo-andalouse, se maintient grâce à une tradition orale dans laquelle mélisme et autres ornementations restent significatifs d'une synthèse des civilisations orientales et occidentales qui ont dominé l'espace méditerranéen. Cette tradition, représentée à Tlemcen par l'école «gharnatie» qui se revendique de Grenade, établit s'il en faut l'interaction entre ces peuples qui a donné naissance à une expression culturelle incorporant les divers éléments mélodiques et rythmiques de la Méditerranée. Si l'on considère géographiquement et historiquement la région de Tlemcen, on est frappé par l'importance des invasions militaires et ethniques ainsi que des échanges commerciaux, idéologiques et religieux, une situation qui ne pouvait qu'aboutir à un incessant va-et-vient de langues et de cultures… Cette région a connu notamment les trois groupes de langue que sont l'indo-européen, le sémitique et l'ouralo-altaïque et le parler tlemcénien constitue un chaînon du grand ensemble des parlers maghrébins, très proches par les traits de leurs schémas phonologiques et morphologiques. L'histoire reste donc un recteur avéré de la mémoire : elle la construit. Pourtant, cette inscription dans l'actualité tend à l'emporter, parfois, sur le regard de l'historien qui passe au second plan et ce retour en force de la mémoire, auquel on assiste depuis quelque temps, en est un témoignage évident. Les débats sur les essais nucléaires du Sahara et ceux sur la guerre d'Algérie sont des exemples frappants d'un vrai télescopage entre la mémoire et l'actualité, dans lequel les médias, les politiques et la justice prennent le pas, non sans une certaine xénophobie rétrospective, sur les historiens, même si ceux-ci y sont sollicités comme experts.Aussi, force est de constater que l'histoire ne peut échapper à l'emprise de cette «mixité indissoluble du sujet et de l'objet» (pour reprendre l'expression de cet antiquisant français Marrou). Ce qui pose le problème de la personnalité de l'historien qui se doit de ne pas relativiser la vision de l'histoire et de toujours avoir pour norme la vérité, même s'il n'est pas certain de l'atteindre. La mémoire n'en sera que mieux authentifiée. Quels repères historiographiques a la ville de Tlemcen ? Tlemcen est un grand musée ouvert et son registre patrimonial demeure riche et très divers. Il comprend, entre autres, la plus grande part des biens culturels arabo-musulmans de l'Algérie : son patrimoine monumental se compose de quelque 40 mosquées, de plus de 16 mausolées, de médinas, de casbas, de qalaas, d'ouvrages hydrauliques, de hammams, de remparts et de relais. A cela s'ajoutent de nombreux vestiges remontant à la préhistoire (habitats troglodytes d'El Kalaa) ou à la protohistoire (périodes berbère et carthaginoise), à l'occupation romaine (Altava et Tepidea) ainsi que d'importants ouvrages de l'époque coloniale française (édifices religieux, constructions militaires et civiles, fortifications, etc.). Cela dit, il n'est pas une lueur d'une époque dont cette ville n'ait gardé l'empreinte, et ses monuments d'une richesse historique et artistique attestée sont autant de notes dans la prestigieuse gamme de l'art universel. En se déplaçant d'est en ouest, la ville de Tlemcen, tout au long de son histoire, a pris successivement plusieurs noms : Agadir, Pomaria, Tagrart et, enfin, Tlemcen. Et au sujet de la Préhistoire et de l'Antiquité ? Il est aujourd'hui certain qu'à l'époque préhistorique, des humains ont habité la région comme l'atteste l'existence de nombreuses stations troglodytes au sud-ouest de l'actuelle ville de Tlemcen. On peut penser que cette présence remonterait à la première période du paléolithique supérieur et qu'elle serait même contemporaine de la civilisation de la Mouilah dont on a retrouvé d'importants vestiges à Chiguèr près de Maghnia, voire de l'Aurignacien, ce faciès industriel de l'Europe occidentale qui semble correspondre à l'arrivée des hommes anatomiquement modernes. Sur le plan Antiquité, je vous signale que c'est à partir de l'époque protohistorique que Tlemcen aura son histoire. Le site qui fut choisi par les premiers habitants et qui est protégé par l'oued Mechkana au nord, était tout indiqué pour l'établissement d'une forteresse que les anciens berbères ont appelée Agadir (Djidâr). Sur le même site fut bâtie Pomaria, un castellum de sept hectares environ, qui demeura, jusqu'à l'arrivée des Vandales en 430 J.-C., un poste avancé de la pénétration romaine en Afrique du Nord de l'ouest. Qu'en est-il de Tlemcen durant les siècles de l'Islam ? Tlemcen apparaît, dès le début, comme une ville étape entre l'Orient et l'Occident musulmans et s'impose comme centre principal du Maghreb central. L'histoire de la ville musulmane commence à partir du VIIe siècle, et, dès la seconde moitié du VIIIe siècle, Agadir fait figure de métropole du schisme kharijite avec les Béni Ifren, la plus grosse des tribus Zenâta. En 790, elle est occupée par les Idrissides et demeurera, pendant tout le IXe siècle, un pôle de diffusion de leur influence religieuse à travers les campagnes du Maghreb central.La prise de la ville par les Almoravides, au XIe siècle, marquera une étape décisive dans son évolution puisque ceux-ci édifièrent une nouvelle cité sur un plateau de l'ouest d'Agadir et lui donnèrent le nom de Tagrart (campement). Ce premier dédoublement était d'ailleurs une pratique courante dans la tradition des musulmans, comme à Fostat (le premier Caire) et à Kairouan. Sous les Almoravides, un nouvel âge commence pour l'art musulman dans cette région. Ces derniers, après la conquête de l'Espagne andalouse, allaient très vite s'affirmer en bâtisseurs de forteresses, mais surtout de sanctuaires tels que le Maghreb n'en avait encore jamais vu. Tlemcen en conserve une somptueuse mosquée, considérée comme l'un des spécimens les plus beaux et les mieux conservés de l'art almoravide. Ces sultans maghrébins avaient, en effet, conquis l'Espagne musulmane mais ils furent conquis par la civilisation andalouse à laquelle ils venaient d'ouvrir, pour longtemps, les frontières du Maghreb.En 1143, les Almohades, venus du Maroc, prirent possession de Tlemcen et en firent un chef-lieu de leur empire. Vers 1154, Al Idrîssi la décrit comme une ville florissante par ses aspects urbains, sociaux et économiques. Plus encore que les Almoravides, les Almohades se faisaient les mécènes de l'art hispano-mauresque et allaient contribuer à la naissance d'un «syncrétisme» de l'art musulman occidental qui se développa entre l'Ifriqiya et l'est du Maghreb central, d'une part, et les terres occidentales de l'Andalousie, d'autre part.