Dès que les hommes de culture et la délégation qui les entoure parmi les invités de l'association Ouled El Houma, escortée des détenteurs de Dar El Harrach, pénètrent dans la salle réservée aux cérémonies des fêtes artistiques et autres occasions de célébration diverses, la salle se met à la température des grands événements. Et lorsque le parterre des pensionnaires de l'établissement de rééducation et de réadaptation reconnaissent parmi les artistes, Saïd Hilmi et Abdelmadjid Meskoud et font connaissance avec les Hamid Rabia, comédien, et Abdelkader Drif, ancien dirigeant du doyen des clubs sportifs de football, c'est l'acclamation sans retenue, applaudissements nourris et échanges de commentaires bruyants. Les mains des étrangers à la «maison» El Harrach saluent longuement, cordialement et sont toute chose devant cette reconnaissance d'un public bien particulier, auquel ils ne sont pas habitués. Hormis certainement Saïd Hilmi qui a tenu à faire de la prison une saison, autour de son monologue, sa dernière création, «Gatâa ou R'mi», jouée devant les détenus et rien que pour eux ! C'était en 2006. Un souvenir attachant et une fort belle expérience d'où est partie l'idée de cette recomposition du champ culturel en milieu carcéral. Et c'est l'association Ouled El Houma à travers son premier responsable M. Bergui qui a mis la main à la pâte, à cette introduction culturelle, en associant la population carcérale aux activités de loisirs et de détente, à travers ce principe de la solidarité sociale dont elle fait son porte-flambeau. Après les allocutions de bienvenue amorcées par le directeur intérimaire de l'établissement et celle d'un des cadres femmes de l'institution, il est alors cédé la scène aux jeunes talents en herbe. Une exhibition des uns et des autres très encouragée par l'assistance, en plus de ces points de notation et commentaires annotés par les trois artistes qui composent le jury de ce concours symbolique. Des versets de Coran sont récités par le jeune prodige Sâad Younès dont la voix porte aux tréfonds des sensations. Ce moment de piété sera suivi du retentissant hymne national chanté par les présents d'une seule voix. DES TALENTS EN HERBE Puis, place à l'activité artistique telle que pensée, réalisée, conçue, interprétée par les jeunes détenus en mal de culture, mais forts de leur engagement pulsionnel pour l'art sous toutes ses formes.Des cantiques religieux sont ainsi donnés à apprécier par la troupe Art et Espoir (Fen oua el Amel) qui honorent la lutte palestinienne, avec la foi et la croyance en Dieu. Un texte écrit et signé par les jeunes de la troupe. Ce qui plaît visiblement à Meskoud qui lui aussi a repris le texte d'El Badji, «Falastin». Sur un autre registre, le plus aimé apparemment à en écouter le long silence complice, presque religieux de l'assistance toute oreille, toute ouïe, le chaâbi, qui donne la salve à la chanson populaire revisitée par le défunt Kamel Messaoudi, «Chemaa» (la bougie), l'ultime succès de cet artiste parti trop tôt, reprise en chœur. Non sans cette pensée à l'illuminant symbole de la bougie quand tout est noir autour de soi. Le jeune interprète au mandole chante sans faute. Meskoud déclare sur scène que ce jeune chanteur a de l'avenir pour peu qu'il soit suivi. Car, il faut encourager les talents, soutient-il. Un autre talent vient apporter de l'eau au moulin de l'auteur de «Djazaïr ya assima», celui que cultive Haroudi pour le 4e art. Un sketch dans lequel il donne la réplique à Kadi aux multiples expressions arts. Le sujet est d'actualité et s'attaque aux croyances maléfiques que certaines personnes ont pour le charlatanisme. Haroudi incarne bien son rôle, au naturel, par l'improvisation. La sorcellerie ne mène nulle part et tout bien mal acquis ne dure jamais. Le diseur de bonne aventure finit par tomber dans les filets de ceux qu ont fait les frais de cette activité plutôt mercantile que bienfaitrice. Abdelkader Drif ponctue en révélant sa surprise de voir autant de volonté de la part de personnes, des jeunes notamment, de briser le tabou de l'enfermement en allant vers des occupations saines et instructives. LE RAÏ POUR DECOMPRESSER Puis la musique de nouveau. Bien vrai qu'elle adoucit les mœurs. Avec la troupe venue de l'établissement pénitentiaire de Bab Jdid, Sekadji, la communauté carcérale renoue pour un moment avec l'ambiance de El Ali, ces groupes de chaâbi qui écumaient les terrasses des immeubles d'Alger pour célébrer les cérémonies de fêtes traditionnelles, mariages et circoncisions. Ne maquaient que les salves de youyou. Le chanteur, la voix grave au souffle long, lance «ya qalbi khali el hal yamchi ala halou», comme une transposition de cette prière qui demande de laisser le temps au temps, pas plus prémonitoire pour un détenu qui, las d'attendre, prend son mal en patience. Le chanteur a son diwan et s'excuse : «cela fait longtemps» et d'entonner «Aâchiyatou» qui fait enclencher les premiers pas de danse parmi l'assistance. Hamid Rabia prend le relais des intervenants et maintient que «en chaque Algérien , il y a un artiste. Et cela ne m'étonne pas que même en milieu carcéral, il y ait des artistes nés.» Cet après-midi culturel ne saurait être sans l'inconditionnel raï auquel s'adonne un jeune épris visiblement de Houari Benchenet dont il reprend un vieux tube. Saïd Hilmi ne peut s'empêcher de confier : «Il a l'âge des fleurs et il est en prison, quel gâchis !». Emu aux larmes, il détourne un instant son regard du jeune talentueux chanteur. Après lui, Kadi se manifeste, non, il n'est plus dans le sketch, et non plus à la percussion avec la derbouka, mais en cheb, pour chanter lui aussi raï. Il dédie un succès de cheb Hasni «Fi khatar Bab El Oued». Il entonne «Ana oua ana» de Kader Japonais que ses compagnons de l'établissement reprennent. Il y en a qui se déplacent et se déhanchent dans des mouvements libres et naturels, débarrassés de tout complexe. Saïd Hilmi reprend de la scène et improvise un morceau d'une ancienne pièce de sa création. En parfaite harmonie et grande communion avec la salle hilare. «YA LMAQNIN EZZINE FI QAFS AHZIN» Meskoud est de nouveau invité sur scène mais cette fois pour y chanter. Et d'inviter à son tour l'assemblée à choisir une chanson. L'accord se fait autour d'une autre chanson d'El Badji, «ya maqnin ezzine». Meskoud tient à en raconter les conditions et les motivations de ce texte. Il est alors confié par l'artiste que Mohamed El Badji l'a écrit en hommage à un martyr de la Révolution incarcéré avec lui à la prison d'Alger à l'époque, Serkadji. Ce valeureux moudjahid répond au nom de Ramel. C'était lui qui faisait office à l'intérieur de la prison de muezzin. Et à chaque fois que le gardien lui demandait ce qu'il allait faire, Ramel lui répondait qu'il allait appeler à la prière. Et à l'autre de rétorquer : «chante canari, chante ! ». Il a été quelque temps après condamné à mort et exécuté. El Badji a alors composé «Maqnin Ezzine», en référence à la belle voix de Ramel. Et une autre symbolique pour les pensionnaires de Dar El Harrach qui chantent, chantent… Et l'apothéose, un instrumental de Boulahya qui a hérité de famille son jeu du synthé. Il en manie les touches depuis 1978.Une petite collation parachève cette rencontre des plus conviviales. Dehors, la même entrée aux claquements secs des portails, les lucarnes qui s'entrouvrent. Et puis le relais de la garde des agents qui prennent le tour pour la nuit. Et encore une fois, les jeunes apprentis cuisiniers de retour vers leurs cellules. Et dans leur tenue jaune moutarde, trois autres jeunes pensionnaires s'affairent, balais et frottoirs en main, à entretenir les lieux à grand eau savonneuse… Demain est un autre jour !