Il faudra un peu de temps pour voir se concrétiser le rachat de l'équipementier Motorola par le géant Internet Google ; le temps pour les analystes de comprendre les véritables desseins de Google et pour les autres géants des télécommunications et de l'Internet de trouver la bonne parade. Les experts se perdent encore en conjectures pour trouver le bon ressort qui a conduit le géant de la navigation Internet à payer un prix jugé très fort pour racheter un équipementier dont la situation est, le moins que l'on puisse dire, n'est pas des plus florissantes. Y compris les milieux financiers qui semblent un peu pris de court, à voir le recul net enregistré par les actions de Google sur les principales bourses. Immédiatement après l'annonce de cette transaction, les experts ont mis en avant le souci de Google de booster Android, son système d'exploitation pour mobile. Apparu en 2008, le système d'exploitation Android (un logiciel qui gère le fonctionnement du téléphone et des applications qui sont téléchargées) s'est rapidement imposé. D'abord, parce qu'il est fourni gratuitement par Google. Ensuite, parce qu'il est «ouvert», c'est-à-dire que chaque fabricant peut l'adapter à ses spécificités techniques. De plus, Android accueille une plateforme de téléchargement d'applications qui a permis de faire décoller les ventes de ces smartphones concurrents de l'iPhone et du BlackBerry. Android équipe aujourd'hui près de la moitié des terminaux multimédias vendus dans le monde. «Du statut de partenaire, Google passe à celui de concurrent», estime Michael Gartenberg, analyste à l'institut Gartner. En effet, il est difficile d'imaginer comment Google pourrait ne pas privilégier les mobiles fabriqués par Motorola en lui proposant en primeur les dernières innovations d'Android, même si Larry Page, premier responsable chez Google, s'en défend sur son blog. Les dirigeants de Google tentent de rassurer en affirmant que les deux entreprises resteront des entités distinctes. Certains analystes estiment pourtant que Google va s'atteler à redresser la marque Motorola, notamment en Europe, pour ensuite, dans quelques années, faire d'Android le système «propriétaire» de ses smartphones et donc fermé aux autres fabricants qui seront largement pénalisés. «Cette opération va montrer aux fabricants de smartphones l'importance de leur dépendance vis-à-vis de Google et surtout comment les actions de l'américain peuvent influer très vite sur leur propre activité», note aussi Francisco Jeronimo de l'institut IDC. Pour lui, il est évident que les fabricants vont s'intéresser à d'autres systèmes d'exploitation afin de diversifier leur offre. Il pense notamment à Microsoft qui tente un grand retour dans l'univers du mobile avec une nouvelle version de Windows Phone. Le géant américain du logiciel a récemment amorcé un rapprochement avec Nokia, dont les nouveaux smartphones embarqueront Windows Phone. Certains vont sans doute aussi accélérer le développement de leur propre système d'exploitation pour imiter les modèles Apple ou RIM (BlackBerry). Samsung, numéro deux mondial des smartphones, s'est déjà lancé dans l'aventure avec Bada qui équipe déjà quelques modèles. D'autres analystes regardent plutôt du côté du «trésor» caché des brevets de Motorola. Google ne s'en cache pas, il rachète Motorola pour ses brevets. Android est assiégé par Apple et Microsoft, qui se livrent à une véritable guerre dans ce domaine. Et Google a échoué à récupérer des brevets de Nortel qui auraient pu lui servir à se défendre. L'arsenal de brevets de Motorola (17.000 homologués, 7.500 en attente) est là pour ça. La stratégie est avant tout défensive : il fallait que Google protège Android, et aussi qu'il empêche les brevets de Motorola de tomber entre les mains de concurrents, analyse Wired ; Microsoft par exemple, avec lequel les discussions en vue d'un rachat avaient déjà commencé, révèle GigaOM. TechCrunch ajoute que sans cette acquisition, Motorola aurait pu conclure un accord de licence avec Microsoft ou Apple, comme Microsoft l'a obtenu de HTC et tentait de l'obtenir de Samsung. Un article du Huffington Post pointe l'absurdité du système actuel des brevets aux Etats-Unis, qui bloque l'innovation et dans lequel une entreprise est conduite à en racheter une autre juste pour ses brevets. La troisième hypothèse émise par les analystes se fonde sur un éventuel objectif de Google de faire dans l'intégration verticale. En rachetant Motorola, Google devient équipementier télécom. Un équipementier qui licencie son système d'exploitation à d'autres constructeurs, comme HP a l'intention de le faire avec WebOS. Mais les commentateurs pensent plutôt que Google va se servir de Motorola comme d'un moyen de pression pour améliorer la qualité des appareils Android d'autres marques (c'est la version de TechCrunch), ou pour tester de nouveaux modèles et de nouveaux concepts. Des analystes s'attendent en outre à ce que Google/Motorola lance une série de nouveaux appareils d'ici environ 18 mois, pour autant que les ingénieurs des deux groupes arrivent à bien marier leurs forces. «Cette combinaison risque d'augmenter la pression sur Apple.» La façon dont les futurs appareils seront commercialisés n'est pas encore claire. Google a déjà tenté de vendre le Nexus One de HTC (appelé «Google phone» par plusieurs) dans une boutique en ligne, mais l'aventure a pris fin l'an dernier en raison de résultats décevants. Business Insider note cependant que le métier de Motorola repose sur des compétences que Google ne possède pas : les usines, la logistique, le marketing grand public, la distribution... Le site relève que la Bourse ne s'y est pas trompée en faisant baisser le titre après l'annonce du rachat. Allant au bout de ce raisonnement, AllThingsD pose même l'hypothèse d'une cession de l'activité fabrication de Motorola. Ce qui allégerait considérablement le nouvel ensemble : Motorola Mobility compte 19 000 employés qui s'ajoutent aux 25 000 de Google. Le rachat fera grossir la société de 76%. Pourtant, une intégration verticale permettrait à Google de mieux concurrencer Apple, qui a son mot à dire sur la partie logicielle (iOS) autant que sur l'appareil (l'iPhone). SandeepAggarwal, analyste pour Digital Route, explique : «Une des marques de fabrique de la stratégie d'Apple est l'intégration verticale, dans laquelle Apple fournit une expérience de bout en bout, plutôt que de se focaliser uniquement sur le matériel ou le logiciel. Motorola Mobility peut potentiellement orienter Google dans cette direction.» Mais cela reviendrait à faire de Motorola un concurrent direct à Samsung, HTC et aux autres partenaires du moteur de recherche, chose dont Larry Page ne veut pas, d'après sa note de blog. Les analystes en sont encore au stade des conjectures sur les réelles portées de l'opération lancée par Google qui devra encore attendre au moins l'année prochaine pour pouvoir la matérialiser.