Des historiens s'accordent à dire que les événements du 08 Mai 1945 constituent l'acte de décès de la revendication pacifique. Etes-vous de cet avis ? Les massacres du 08 Mai 1945 ont marqué une fin d'une étape réussie et un début d'une autre phase plus pragmatique. Le parcours entamé pendant des longues décennies plus tôt par l'association des ulémas et les différents mouvements nationalistes n'a pas été vain. L'esprit patriotique a été ancré au sein du peuple grâce au travail fait par ces nationalistes ce qui a donné naissance à une maturité sans précédent à la cause nationale. Ce travail de profondeur entrepris pacifiquement devait arriver à son terme et que, comme par hasard, cette fin fût provoquée par le colon lui même qui a perpétré les massacres. Pour ce qui est de l'autre étape, il s'agit de l'idée d'aller à l'affrontement direct de l'ennemi par un combat armé. Restons dans les mêmes événements de 1945, comment on est arrivé à ce stade d'affrontement? Les carnages de Sétif, Guelma et Kherrata sont des répressions sanglantes. Les manifestations ont eu lieu de par le monde le 08 mai 1945 pour fêter la fin des hostilités et la victoire des Alliés. Un défilé est organisé. Les partis nationalistes algériens, profitant de l'audience particulière donnée à cette journée, décident par des manifestations d'abord pacifiques de rappeler leurs revendications patriotiques. Mais la répression était au rendez-vous pour liquider tout ce qui représente la revendication algérienne. Le nombre des victimes, difficile à établir, est encore sujet à débat ; les autorités françaises de l'époque fixèrent le nombre de tués à 1 165, un rapport des services américains à Alger en 1945 notait 17 000 morts et 20 000 blessés. Le PPA, lui, avance le nombre de 45 000 morts, pendant que l'association des ulémas parle de 80 000 morts. Ce qui est certain est que la force coloniale avait renforcé en Algérie les partisans d'un ordre colonial brutal. Pour mieux expliquer la conjoncture prévalant à l'époque, il faut savoir qu'avec le débarquement américain en novembre 1942 en Algérie, les conditions politiques changent. Ferhat Abbas, dirigeant des Amis du Manifeste et de la Liberté, demande que les algériens qui partent en guerre en Europe soient assurés d'avoir des droits et des libertés essentielles dont jouissent les européens habitant en Algérie. En 1945, des dizaines de milliers de combattants en bénéficient, ce qui suscite diverses oppositions dans certains milieux européens habitant en Algérie. Les dirigeants algériens de différents courants espèrent alors beaucoup de la première réunion de l'ONU programmée au mois d'avril 1945, en vain. Il faut noter aussi qu'à cette époque l'Algérie connaît une situation alimentaire catastrophique. Le PPA décide l'organisation des manifestations pacifiques dans tout le pays le 1er mai contre la pauvreté et l'exclusion. Ces manifestations ont été brutalement réprimées notamment à Alger et Oran. Le 8 mai, les courants du mouvement national appellent la population à sortir dans la rue pour fêter la fin de la guerre mondiale, à l'instar du reste du monde, mais surtout revendiquer la concrétisation des promesses de la France à l'égard du peuple algérien. À Sétif, le 08 mai, tôt dans la matinée, des milliers de personnes commencent à envahir les rues brandissant différentes pancartes dont notamment celle de « Vive l'Algérie libre et indépendante ». Les manifestants arborent pour la première fois le drapeau algérien. A la vue du drapeau, des policiers instruits, tiraient sur la foule et c'était le début de la boucherie. Le mouvement s'étend très rapidement dans d'autres localités à Guelma et Kheratta. Est-ce que la mobilisation de toute une armée était le seul moyen pour faire taire des manifestants sans armes ? Le recours aux gros moyens de guerre contre des civils désarmés était un message au peuple pour lui signifier que l'Algérie restera française. Le général De Gaulle, alors chef du gouvernement français provisoire, ordonne l'intervention violente de l'armée contre les manifestants. La marine y participe par son artillerie, ainsi que l'aviation. La répression, menée par l'armée est d'une incroyable violence : exécutions sommaires, massacres de civils, bombardements. L'aviation bombarde et rase plus ou moins complètement plusieurs agglomérations. Les automitrailleuses font leur apparition dans les villages et tirent sur les populations. Les blindés sont relayés par les militaires arrivés en convois sur les lieux. Les tirailleurs se sont livrés à une véritable chasse aux manifestants. De nombreux corps sont jetés dans les puits, dans les gorges à Kherrata en particulier. Des fours à chaux ont été utilisés pour faire disparaître des cadavres. A côté de tout ce génocide, de nombreux dirigeants et autres militants politiques et association des ulémas furent arrêtés. Quelles sont les répercussions de ces massacres sur le processus du mouvement national ? Comme vous l'avez signifié dans la première question, de nombreux historiens pensent que ces événements marquent le véritable début de la guerre d'Algérie. Pour de nombreux militants nationalistes, le massacre symbolise la prise de conscience que la lutte armée reste la seule solution. C'est à la suite des événements du 8 mai que de nombreux militants ont décidé de partir au maquis et en 1947, le PPA crée l'Organisation spéciale, synonyme de la lutte armée. En tant que chercheur spécialisé dans le mouvement national, ne pensez-vous pas que le verrouillage de l'accès aux archives de l'époque coloniale, décidé récemment par les français constitue une entrave pour la recherche ? Non, je ne suis pas de cet avis. L'écriture de l'histoire se base sur des témoignages. L'historien a sa propre méthode et mode d'emploi pour séparer le bon grain de l'ivrai. Il y a certes des documents qui attestent des faits et qui sont actuellement, comme vous le dites, enfermés, mais notre révolution ne remonte pas à des siècles. Nombreux sont les moudjahiddine et personnes qui l'ont vécue et sont là pour apporter des témoignages. Nous en avons encore de la matière fraîche.