Une petite usine de confection féminine vient de s'installer dans la banlieue de New York. Ce jour-là, au début de l'année 1956, le patron, M. Smith, reçoit la visite de deux messieurs. D'âge moyen, correctement habillés, tous deux portent une petite serviette à la main. Les deux hommes enlèvent poliment leur chapeau : — Vous vous attendiez sans doute à notre visite, monsieur Smith... Le patron fait signe que non. Ses visiteurs ont l'air franchement surpris. — Mais voyons, nous représentons l'Association pour la protection du travail. Comme M. Smith n'a jamais entendu parler de cette association, il leur demande des explications, et ses interlocuteurs s'empressent de le mettre au courant. — Voilà, c'est extrêmement simple. Notre association vous garantit contre tout ce qui pourrait arriver de fâcheux à votre entreprise : les difficultés d'approvisionnement, les grèves, les avaries ou la destruction de vos machines. En échange, nous prélèverons 5 dollars sur chaque article qui sort de vos ateliers. M. Smith manque de s'étrangler. — 5 dollars, mais vous êtes complètement fous ! D'ailleurs, mes ouvriers n'ont aucune envie de se mettre en grève et je ne vois pas ce qui pourrait arriver à mes machines. Ils n'insistent pas, se lèvent et déclarent simplement en s'en allant : — Vous avez tort, monsieur Smith, vous avez tort... Le lendemain, M. Smith constate avec surprise que sa commande de tissu n'est pas arrivée. Il décroche son téléphone pour appeler le transporteur. — Alors, que se passe-t-il ? Vous deviez me livrer ce matin. Son interlocuteur ne s'embarrasse pas d'excuses. — J'ai eu une autre commande plus urgente, c'est tout. M. Smith est furieux. — Si c'est comme ça, je vous retire ma clientèle ! Pour toute réponse, il y a un petit rire. — D'accord. Bonne chance... M. Smith contacte alors dix, quinze, vingt transporteurs. Partout, c'est la même réponse : — Impossible pour le moment. Nous sommes complets. Dans trois mois, peut-être... Le lendemain, une surprise plus grande encore l'attend. Quand il arrive à son usine, il ne voit pas un seul ouvrier. Ils sont tous en grève. Les responsables vont certainement venir lui exposer leurs revendications. Mais personne ne vient. Ils sont en grève, un point c'est tout. Et, la nuit même, il est tiré de son sommeil par un coup de téléphone de la police. — Venez vite, votre usine est en train de brûler ! Le lendemain matin, après une nuit d'efforts des pompiers, plusieurs de ses machines sont détruites. Alors seulement, M. Smith comprend. Il comprend l'incroyable puissance de cette association dont il ignorait l'existence et que, s'il s'entête, il risque plus grave encore. Il compose le numéro que lui ont laissé ses deux visiteurs. Au bout du fil, il reconnaît la voix de l'un d'eux. — Monsieur Smith, quelle bonne surprise ! Le malheureux parle d'une voix éteinte : — D'accord. 5 dollars par article... — C'est bien. Vous allez voir que tout va marcher comme sur des roulettes à présent. J'en suis ravi, monsieur Smith. Vous êtes trop jeune pour vous retrouver au fond de l'Hudson. L'Association pour la protection du travail vient d'ajouter une nouvelle victime à son racket. Tous les fabricants de confection féminine de New York sont sous sa coupe. Et cela dure depuis des dizaines d'années, depuis avant la guerre. Tout le monde, dans la profession, est au courant et personne n'ose en parler. Les rares récalcitrants ont été rapidement éliminés. Oui, il faudrait être complètement fou pour s'attaquer à l'organisation. (à suivre...)