Ce dimanche 28 octobre 1962, vers 1 heure de l'après-midi, une Fiat 600 blanche s'arrête en bordure d'un champ planté d'oliviers centenaires. Deux personnes en descendent, dont l'allure détonne franchement dans ces montagnes sardes. L'homme et la femme sont roux, longilignes et dégingandés. Lui doit faire un mètre quatre-vingts, elle à peine moins. Ils se mettent à converser en anglais, mais rien qu'à leur allure on aurait pu deviner qu'il s'agissait de sujets de Sa Majesté britannique. La femme s'exprime avec enthousiasme. — Quel endroit merveilleux, Edmund ! C'est ici que nous devons vivre. Comment s'appelle-t-il ? — Cela doit être indiqué là-bas. Allons voir. Sur le panneau de signalisation est écrit en lettres majuscules «ORGOSOLO». La femme fait remarquer : — C'est curieux, tous ces trous. On dirait qu'on a tiré dessus avec une arme à feu. Le mari acquiesce et conclut, avec un flegme tout britannique : — Allons au village. Nous allons certainement en savoir plus. Oui, ils vont en savoir plus, beaucoup plus ! Il y a déjà une semaine qu'Edmund et Vera Townley parcourent la Sardaigne à la recherche d'une maison à acheter. Avant, ils habitaient le Kenya, le pays des grands fauves et, en ce début des années 60, des peuplades encore sauvages. Ils ont cinquante ans l'un et l'autre, ils ont vendu l'exploitation de café qu'ils possédaient là-bas et ils ont voulu se rapprocher de leurs deux fils, qui vivent en Angleterre. On leur a dit que la Sardaigne n'était pas précisément dans la banlieue des îles britanniques mais, vu du Kenya, cela semblait tout proche. On leur a parlé aussi des bandits sardes, mais cela les a bien fait rire, eux qui avaient été plus d'une fois à la chasse au lion... Edmund et Vera Townley entrent dans le village d'Orgosolo, qui est aussi charmant et pittoresque qu'ils l'imaginaient. Il est bâti tout en hauteur et offre, par moments, une vue magnifique sur la campagne environnante. Ils s'arrêtent de temps à autre pour prendre une photo. C'est la sortie de la messe. Ils adressent des saluts et des sourires à tout le monde, sans être rebutés par les mines rébarbatives qu'ils rencontrent. Ils s'installent au café de la grand-place. Vera, qui possède des rudiments d'italien, essaye de faire parler le patron. — Mon mari et moi, nous voudrions nous installer ici. Est-ce qu'il y a des maisons à vendre ? — Je ne pense pas, non. — Mais est-ce que quelqu'un pourrait nous montrer un peu le village ? — Si vous voulez. Mon fils va vous conduire au cimetière. Un grand échalas d'une vingtaine d'années se présente, vêtu d'un pantalon élimé et d'une peau de mouton sans manches. Les Townley le suivent. Le cimetière est charmant, avec ses tombes au milieu des cyprès. Mais sur certaines est écrit sur une pancarte en grosses lettres majuscules «MORT TRAGIQUEMENT». Vera s'étonne. — Qu'est-ce que cela signifie ? — C'est la police qui oblige à mettre cela sur les tombes de ceux qui ont été assassinés par vendetta. — Il y en a beaucoup ! Le jeune homme à la peau de mouton hoche la tête. — Oui, il y en a beaucoup... Nullement rebutés par cet accueil, Edmund et Vera Townley continuent à parcourir les rues d'Orgosolo. Dans l'épicerie du village, Edmund s'extasie sur un magnifique, couteau au manche de corne et à la lame bleue interminable. Le commerçant précise — C'est l'arme des duels d'honneur. Mais vous devriez prendre quelque chose de mieux pour vous défendre, Signor. (à suivre...)