Deux heures du matin dans les rues de Paris, la nuit du 1er au 2 septembre 1965. Luciano Lutring descend à tombeau ouvert les grands boulevards au volant de son Alfa Romeo modèle grand sport. Devant le croisement avec la rue Louis-le-Grand, le feu est rouge. Il le brûle sans hésiter, fait un virage sur les chapeaux de roue, et s'engage dans la rue transversale. Il grimace de douleur. Pour effectuer sa manœuvre, il a dû lâcher un instant son volant et passer la vitesse de la main gauche. Ce n'est pas facile de conduire quand on a une balle dans le bras droit et une autre dans le ventre... L'homme serre les dents. Sa respiration se fait précipitée, il sent une humidité anormale gagner tout son corps. Ce n'est pas seulement la sueur qui ruisselle sur son visage et sur sa main moite agrippée au volant, c'est son sang qui s'échappe de ses blessures et dont il est peu à peu trempé. Luciano Lutring jette un œil dans son rétroviseur. Il ne voit rien, heureusement. Mais ils sont toujours là : il les entend. Au loin, la sirène de la police n'a cessé de le suivre, monotone, obstinée... Tout est arrivé à la suite d'une malchance stupide, un contrôle de routine alors qu'il était en train de faire le plein à une station-service du boulevard des Batignolles. La voiture de la police s'est arrêtée devant lui, il a tenté sa chance : il a mis le contact et a foncé, arrachant le tuyau de la pompe qui débitait l'essence. Pourquoi cet agent, au lieu de s'écarter, a-t-il voulu jouer les héros ? Il a dégainé et tiré. Immédiatement il y a eu deux étoiles dans le pare-brise et Luciano a ressenti deux brûlures intolérables... Luciano Lutring a ralenti presque malgré lui. Sa vue se trouble, son cerveau s'engourdit. Il ne pourra pas aller bien plus loin. On ne peut pas avoir éternellement la chance de son côté. Un jour ou l'autre elle tourne, et cette fois-ci elle vient de tourner définitivement. Alors il s'arrête. Tant bien que mal, il s'extrait de sa voiture et avance sur le trottoir, péniblement, en laissant derrière lui une grande trace de sang. Il sonne à un porche, le premier qu'il rencontre. Il referme la porte et se laisse glisser par terre. Maintenant il attend. Il attend le premier des deux qui viendra : la mort ou les flics. Peu lui importe. Luciano Lutring se sent très calme. C'est dans ce hall d'immeuble silencieux et noir que se termine, à vingt-huit ans, une carrière de gangster dont la presse italienne et française a raconté toutes les péripéties. Et là, tandis qu'il est en train, tout doucement, de mourir, Luciano Lutring se pose cette question qui ne lui était jamais venue à l'esprit : «Pourquoi suis-je devenu un gangster ?» Luciano se souvient de sa petite enfance comme si c'était hier. Il est né en 1937 dans un quartier populaire de Milan. Son père, il ne l'a jamais connu, c'était un Hongrois, qui était retourné dans son pays avant la guerre. C'est sa mère qui l'a élevé. C'était quelqu'un, Mme Lutring. Une forte personnalité, ou tout du moins un personnage, la mamma italienne telle qu'on l'imagine, presque caricaturale. Luciano se souvient combien sa mère s'est occupée de lui, trop sans doute. Il faut dire que Mme Lutring avait des raisons de le couver. En plus du départ de son mari, elle venait de perdre leur premier enfant, une petite fille qu'elle adorait. Tout cela est resté inconscient jusqu'à présent dans l'esprit de Luciano Lutring, mais il comprend maintenant comment il a été élevé. Ses premières années, il les a passées dans le bar maternel. Mme Lutring avait un débit de boissons qu'elle tenait avec toute l'autorité dont elle était capable, trônant toute la journée derrière son comptoir, surveillant tout aussi jalousement son fils que son tiroir-caisse. (à suivre...)