Au rond-point du Boulevard, la Grande bleue apparaît dans toute sa splendeur, scintillant de mille feux sous les rayons du matin, bordée par une large bande de sable sur la gauche jusqu'au virage qui mène à Chapuis, et à droite par des rochers, et la route de la corniche en direction du port. Dans la perspective d'une bonne journée de détente, ils arrivent tôt le matin à la gare Kouche, venant dans des bus bondés de Sidi Amar, El Hadjar, El Bouni, Hdjar Ediss, ou des autres communes de la wilaya ; la plupart continuent à pied jusqu'à la plage Saint-Cloud, la plus proche, à environ deux kilomètres de là, portant un panier ou des sacs noirs contenant une serviette, des bouteilles d'eau fraîche, des casse-croûtes pour le déjeuner… Ce sont des couples avec leurs enfants, tenant par la main le petit dernier, des pères de famille suivis sagement par de jeunes garçons, des groupes de femmes d'un certain âge accompagnées de jeunes filles, de jeunes adolescents seuls, se chamaillant en cours de route, la mine ravie, impatients de piquer une tête dans l'écume fraîche. Quand, enfin, ils parviennent au rond-point du boulevard, la grande bleue apparaît dans toute sa splendeur, scintillant de mille feux sous les rayons du matin, bordée par une large bande de sable sur la gauche jusqu'au virage qui mène à Chapuis, et à droite par des rochers, et la route de la corniche en direction du port. La joie des familles Devant un tel spectacle, les enfants n'attendent plus, laissant sur place leurs parents, ils s'élancent, dégringolent jusqu'au sable, ôtent leurs vêtements à la hâte au bord de l'eau et s'y précipitent avec des cris de joie, plongeant dans la nappe limpide, s'ébrouant, s'aspergeant, tandis que les adultes ramassent les habits épars, et s'installent à même le sable chaud, en clignant les yeux sous les rayons du soleil. Ce n'est que vers le milieu de la matinée que la plage se remplit de baigneurs, la majorité venue des quartiers périphériques de la ville, de la Plaine-Ouest, de Djabanet Lihoud, de la Cité, des faubourgs de Sidi Salem, du Pont-Blanc… mais on ne trouve que rarement des gens huppés, ou les “ouled l'bled” qui fréquentent les autres plages de la corniche, plus éloignées, plus difficilement accessibles, comme celles de Séraïdi, Chetaïbi ou la Calle, Saint-Cloud étant considérée, pour la plupart, comme la plage des gens “ala quedhoum”, toujours surpeuplée, accueillant entre ses deux anses, comme des bras chaleureux, les gens du cru, les modestes qui viennent là pour une journée de plaisir sain et gratuit, oubliant leurs soucis pour quelques heures, et qui s'en retournent le soir, heureux, suivis de leur marmaille, traînant les pieds, laissant aux derniers rayons du soleil le soin de sécher leurs shorts et leurs tee-shirts trempés sur leurs corps rougis. À Saint-Cloud, on est chez soi, il n'y a pas de chichi, on n'apporte pas de tables ni de chaises, on prend place à même le sol, les pieds enfoncés dans la blondeur du sable, on se passe entre voisins de l'eau fraîche, un fruit ou du café, les enfants, seuls, affamés par l'air marin, viennent quémander un morceau de pain qui ne leur est jamais refusé. Il y a aussi beaucoup de mères, c'est leur plage privilégiée, même si elle est souvent sale et que les recoins contre les murs révèlent les orgies de la nuit précédente, les détritus laissés par les SDF qui y passent la nuit, et qui échappent aux agents de nettoyage. Surveillant d'un œil attentif leur progéniture, les plus audacieuses restent assises sur le sable un bon moment en plein soleil, puis, ne pouvant résister à la fraîcheur de l'eau cristalline, elles s'approchent du bord, se mouillent d'abord le visage et les bras, lentement, observant les alentours comme à l'affût d'un mauvais coup, guettant les pompiers qui interdisent la baignade sans maillot de bain, puis finissent par oser une tête dans l'eau avec leur gandoura, le visage au ras des vagues, avant de ressortir subrepticement, avec un grand sourire, après une bonne baignade. D'autres, aussitôt arrivées, fichent dans le sable un parasol aux couleurs défraîchies, souvent loué sur place, qu'elles entourent d'un large drap retenu par des pinces à linge, afin d'échapper au regard des nombreux curieux qui stationnent sur le large trottoir face à la mer, debout en plein soleil, comme des vigiles, insensibles à la chaleur. À l'intérieur de cette tente improvisée, elles prennent leur aise ; les plus âgées piquent même une sieste, les jeunes filles se changent et s'élancent à leur tour dans l'eau, pour se mouiller et revenir s'allonger sur le sable, leurs lunettes noires sur le nez, apparemment indifférentes aux regards en biais que leur jettent en passant de jeunes gens qui font le va-et-vient au bord de l'eau, les cheveux brillants de gel et le portable à la main, entre deux magistrales parties de ballon dont les paisibles baigneurs font les frais. Les vieilles femmes, habitant non loin de la plage, arrivent toujours dans l'après-midi, marchant péniblement, mais tenant à “chauffer leurs os”. S'approchant de l'eau à petits pas prudents, elles relèvent les pans de leurs gandouras, se mouillent les mollets et reviennent enterrer leurs jambes fatiguées dans le sable chaud. Les vieillards, dans leurs larges bermudas, entrent dans l'eau jusqu'à la ceinture, s'ébrouent un moment et ressortent rapidement, pour se couvrir les épaules d'une serviette, avant de s'asseoir à l'ombre. Puis, le soir venu, dans la lueur rougeoyante du coucher du soleil, les gens repartent laissant place à d'autres familles qui viennent passer la soirée et une bonne partie de la nuit, fuyant la chaleur de la ville et l'atmosphère étouffante des appartements exigus. La promenade du boulevard C'est aussi l'heure où les boulevards du 1er-Novembre et Ben-Boulaïd qui mènent vers les plages se remplissent d'un nombre impressionnant de promeneurs : hommes, femmes, enfants de tous âges, qui convergent à pas lents vers la plage Saint-Cloud et, dans son prolongement, celle de Chapuis, pour se balader ou prendre des glaces ou des boissons, le long du large trottoir. On appelle cela à Annaba, “aller sur le boulevard”. C'est la mode depuis de longues années, le moment attendu de tous, surtout des jeunes qui en profitent pour faire des connaissances, ou simplement étrenner leurs nouvelles fringues. Par vagues successives, les unes allant, les autres venant, soulevant la poussière, dans le bruit continu des milliers de pieds foulant l'asphalte, accompagné des décibels tonitruants venant des kiosques improvisés des vendeurs de boissons, de pizzas et autres, les gens se promènent, bavardent, s'arrêtent pour saluer des amis ou admirer un moment la mer “noire” qui reflète les lumières des poteaux électriques distillant une lueur orange qui renforce encore cette atmosphère de kermesse. La fête nocturne et bon enfant commence dès le rond-point du boulevard du 1er-Novembre où un manège n'en finit pas de tourner, emportant des petits criant de joie, ou agrippés au volant des petites voitures avec un air effrayé. Là, on remarque différentes classes : on descend des limousines luxueuses pour se joindre aux promeneurs, on vient à pied des quartiers les plus pauvres de la ville pour prendre du bon temps sur le fameux boulevard, de braves pères de famille aux côtés de leurs épouses l'air sérieux, surveillant discrètement leurs filles, entourés de leurs enfants, de jeunes mariés venus en voyage de noces sur la côte, se tenant par la main, la femme en tailleur ou hidjab blanc, et l'homme en costume clair, rasé de près, des jeunes-filles seules, bavardant gaiement, parées comme pour une fête, des jeunes draguant sans vergogne, les cheveux brillants de gel, le portable à la main, des groupes d'hommes entre deux âges parlant affaires, de vieilles dames, s'appuyant sur une canne, aux côtés de leur vieux compagnon en gandoura immaculée, de jeunes mamans portant leurs bébés endormis contre leur poitrine. Tout ce monde se croise, se frôle, se côtoie dans la bonne humeur, rassuré par les agents de police omniprésents. Arrivés au bout de Saint-Cloud, les promeneurs s'agglutinent sur l'étranglement qui sépare les deux plages, où l'on peut s'asseoir sur les tabourets des fast-foods, ou des marchands de glaces ou de boissons, avant d'arriver au niveau de la cité Oued-Kouba, reprendre la marche le long de la plage Chapuis, et faire demi-tour. Un peu plus petite que la précédente, cette plage est plus large, barrée en son milieu par une profonde rigole de sable noir et nauséabond, comme une vilaine cicatrice, souvenir d'un écoulement des eaux usées dont, par décence, les services de la commune ont fermé les vannes durant la saison estivale et qui seront à nouveau ouvertes dès les premiers jours de septembre. Petit à petit, à mesure que la nuit s'avance, les rangs s'éclaircissent, on rentre chez soi, quittant la fraîcheur du bord de la mer pour retourner, pour la grande majorité, dans la fournaise des quartiers surpeuplés, mais quelques familles restent encore, parfois jusqu'au petit matin en période des grandes chaleurs, se déplaçant jusqu'à proximité du commissariat implanté sur le trottoir d'en face, veillant à coups de thermos de café noir, leurs enfants endormis sur des draps étendus sur le sable, profitant le plus possible de la brise légère qui vient du large. Ailleurs, quand tout se calme, dans les coins reculés des deux plages, une autre population prend possession des lieux : ce sont les SDF, les mineurs en fugue qui n'ont pas où dormir, fuyant la police qui les recherche, ainsi que les drogués et ivrognes. Accueillant, Saint-Cloud… H. M.