Nous sommes à Boston, en juin 1888. L?état-major de Marie Baker Eddy, la fondatrice de la Christian Science, attend huit cents congressistes. Il en arrive quatre mille : les docteurs de la secte (que la médecine officielle appelle des guérisseurs), des malades «guéris» et les simples adeptes. Marie Baker Eddy fait son entrée. Elle a une silhouette mince, un visage agréable, le sourire timide et le regard autoritaire. Une interminable ovation la salue. Elle prend la parole d?une voix étrangement cassée pour une femme qui aurait seulement cinquante ans. Elle dit que Dieu existe, qu?il est Esprit et immortel. Dieu ayant créé l?homme à son image, le corps de l?homme n?est qu?une illusion. La maladie, la vieillesse et la mort ne frappent l?homme que parce qu?il s?est écarté de la vérité et croit à la réalité de son corps. La science médicale l?entretient dans cette erreur. Même les guérisseurs qui prétendent guérir par l?esprit ont tort lorsqu?ils soignent un corps qui n?existe pas. Il suffirait qu?une grande partie des hommes revienne à cette vérité première pour que la maladie et la mort disparaissent. Le discours de Marie Baker est tellement haché d?applaudissements que les sténographes ne parviennent pas à le noter. A Boston, on n?a jamais vu tel triomphe depuis la visite du président Lincoln. Le journal de la Christian Science informera ses centaines de milliers de lecteurs de la guérison de onze malades incurables, disposés au premier rang des congressistes. Les journalistes, qui s?apprêtaient à rédiger des comptes rendus sinon agressifs du moins ironiques, sont stupéfaits. Certains sont même complètement retournés. Parmi eux, un reporter du Word, l?un des plus puissants quotidiens des Etats-Unis. Il s?en va déconcerté. C?est un garçon de vingt-cinq ans, long comme un jour sans pain, sceptique et sérieux. Il décide de ne plus tremper sa plume dans le vitriol. La foi de ces gens les aide à vivre. A quoi bon s?y attaquer ? Ce congrès, qui dépasse toutes les espérances, prouve qu?une nouvelle façon d?adorer le Seigneur est née dans ce pays qui compte tant de sectes et d?églises. Pourtant, il paraît que Marie Baker hésite. Il est question de lui élever un temple. Dans Science et santé, le livre de six cents pages qui lui a été «dicté par le Seigneur» et qu?elle a vendu à trois cent mille exemplaires, elle a condamné les temples, les cultes et toutes les marques d?idolâtrie. Mais comment résister à ces enthousiastes qui veulent placer une église sous sa protection ? Cinq cent mille dollars sont rassemblés. Bientôt s?élève dans le ciel de Boston un élégant et sévère clocher de granit sur lequel on peut lire : «En témoignage de gratitude à notre bien-aimée révérende Marie Baker Eddy, qui a découvert et fondé la science chrétienne.» Dans l?édifice a été aménagée une chapelle secrète où personne ne peut entrer que Marie Baker. Un vitrail la représente écoutant l?appel de Dieu, le visage inondé de joie. Mais le journaliste du Word pense tout de même qu?il faudra bien, un jour, savoir qui est cette Marie Baker Eddy? Nous sommes maintenant en 1902, quatorze années ont passé depuis ce congrès triomphal. La Christian Science, qui compte plusieurs milliers d?églises à travers le monde, réclame deux millions de dollars à ses fidèles pour élever, à proximité de la première église de Boston, un nouveau temple qui doit dépasser les autres en taille et en splendeur. L?énorme somme est rassemblée en quelques semaines et quatre nouvelles années s?écoulent. En 1906 s?élève à Boston un majestueux temple grec de marbre blanc surmonté d?une coupole gigantesque. Dans des chapelles adjacentes, quarante guérisseurs peuvent recevoir les adeptes par centaines à la fois. Le nouveau temple contient cinq mille personnes. Il faut répéter six fois l?inauguration car il vient trente mille pèlerins d?Allemagne, d?Angleterre et des quatre coins des Etats-Unis. Ils brandissent des bannières, chantent à pleine voix le cantique de Marie Baker : «Berger montre-moi le chemin !» (à suivre...)