Vers 1860, quelqu'un, appelons-le Willy, découvre non loin d'un village indien des États-Unis un oisillon qui peut à peine voler. Ce n'est ni un moineau ni un merle, mais un oiseau avec un bec crochu et des serres qui seront puissantes, pourvu que Dieu lui prête vie. L'oisillon du genre «aigle» est nourri par son sauveteur et il grandit. Ce sont les derniers jours de paix avant un conflit qui va ensanglanter le pays durant les cinq prochaines années et laisser de profondes blessures. Depuis longtemps, les États du nord des États-Unis sont industrialisés. Pour se maintenir à l'abri de la concurrence européenne, les industriels du Nord veulent maintenir une politique douanière protectionniste. Au Sud, au contraire les planteurs ne survivent que grâce à la culture du coton et à la main-d'œuvre fournie par les esclaves. Les gentilshommes du Sud veulent une politique douanière libre-échangiste pour pouvoir exporter leur coton. L'oisillon tombé du nid s'en moque. Pourtant, c'est cette différence entre Nord et Sud qui va commander toute son existence. Une dame se mêle d'écrire un livre intitulé La Case de l'oncle Tom et les gens du Nord qui n'ont pas d'esclaves s'émeuvent de la vie qu'on fait mener aux esclaves du Sud. L'oisillon tient à peu près debout et vole joyeusement autour de son maître. Un jour Willy s'engage dans l'armée. Il a toutes les bonnes raisons pour ça. Nous sommes en 1861 et le général sudiste Pierre Beauregard vient d'attaquer fort Sumter, c'est-à-dire le port de Charleston. Il y remporte une première victoire. C'est le début de la guerre de Sécession. — Je viens m'engager pour défendre la liberté. C'est sans doute ainsi que le jeune Américain se présente au bureau de recrutement. Son aigle apprivoisé est perché sur son épaule. — Signe là, mon garçon ! — Je ne sais pas signer. — Alors fais une croix et ça ira. — J'en fais deux, une pour moi et une pour Abe, mon aigle apprivoisé. Lui aussi il veut défendre la liberté et il peut être utile. Le sergent recruteur n'insiste pas. Si l'on se mettait à examiner à la loupe l'état mental de tous ceux qui sont capables de tenir un fusil, où irait-on ? Et c'est ainsi qu'Abe, l'aigle apprivoisé, et son père adoptif subissent le baptême du feu. Pour faire plus joli, Abe porte autour du cou un bouquet de rubans bleus, blancs et rouges qui flottent gaiement dans le vent. Ça n'a pas l'air de le déranger. Ça ne dérange pas non plus les officiers du 8e régiment du Wisconsin, celui où son père adoptif exerce ses talents militaires. Abe va sentir pour la première fois l'odeur de la poudre lors du premier combat de Bull Run en Virginie. A Washington toute la société élégante s'est donné le mot : — Que faites-vous demain, ma chère ? Viendrez-vous avec nous ? — Et où cela, je vous prie ? — Mais viendrez-vous assister à la bataille ? Vous n'êtes pas au courant ? Demain nos braves garçons du Nord vont affronter les garçons du Sud. A Bull Run exactement. Ce sera passionnant d'assister à cela. Nous irons avec l'attelage, un panier de pique-nique et tout ce qu'il faut comme boissons fraîches et limonade. Venez, ce sera un moment à ne pas manquer... — Alors à demain, je viendrai à cheval. Tenue de garden-party je suppose. — Absolument, en votre honneur je porterai ma toute nouvelle crinoline qui vient tout droit de Paris. Ce combat promet d'être une vraie partie de plaisir. A voir... Dès ce premier engagement on remarque qu'Abe n'a pas l'air particulièrement apeuré par l'odeur de la poudre, ni par les clairons tonitruants, ni par les roulements de tambour, ni par les cris des hommes, ni par les hennissements des chevaux. Au contraire, il quitte l'épaule de son maître Willy pour aller voir de plus près ce que c'est qu'une guerre qui devrait être courte et joyeuse. (à suivre...)