Un jour, sur le bord d'une route frappée par le soleil brûlant, Valerius, soldat romain d'avant Jésus-Christ, remarque une masse de plumes noires qui se traîne. Déjà un centurion lui lance : — Tiens, Valerius, voilà de quoi satisfaire ton cœur tendre. La masse de plumes se révèle être un tout jeune corbeau. Il essaie de fuir à l'approche de l'homme en armes qui se penche sur lui. Le jeune oiseau, sans doute tombé entre les mâchoires d'un chien, a une aile cassée et une patte brisée. Valerius, indifférent au ridicule, recueille l'oisillon qui lui donne des coups de bec désespérés. Valerius trouve le geste qu'il faut : au lieu de caresser le petit corbeau, il l'installe confortablement dans son casque et continue sa marche, son casque au creux du bras. Quelqu'un lance : — Tu vas pouvoir améliorer la soupe ce soir. Rien de meilleur que le bouillon de corbeau ! Un autre reprend : — Que vas-tu faire de cette bestiole ? As-tu l'intention de lui apprendre à prédire l'avenir comme ils le font à Rome ? Valerius ne répond pas. Quelque chose lui dit que ce petit oiseau blessé va changer son destin, mais il n'a encore aucune idée de l'ampleur de ce changement. Marcus Valerius est un tribun militaire qui vit à Rome et appartient aux troupes de Furius Camilius Lucius. C'est un assez bel homme, comme on l'est à l'époque. Trapu, musclé, poilu, et d'un niveau intellectuel très moyen. Marcus Valerius ne se pose pas de grandes questions métaphysiques : il rend hommage aux dieux officiels de l'Empire romain, aux dieux lares qui protègent sa maison et à ses supérieurs hiérarchiques. Soldat de profession, il est prêt à donner sa vie pour Rome mais tente autant que faire se peut de se tenir éloigné des coups portés par les ennemis. Marcus Valerius a de bonnes chances d'atteindre un âge respectable pour l'époque, disons une quarantaine d'années au maximum. Mais Marcus Valerius prête à rire car il a une passion bien peu romaine : il aime tous les animaux de la création. Pour lui, la poule, le lapin, la souris et même le rat ou le serpent attirent sa sympathie. Ses amis centurions haussent les épaules ou font des mimiques qui indiquent qu'il doit avoir un grain. «Bah ! après tout, il est bien inoffensif.» Ses amis, pour voir la tête qu'il fera, lui apportent parfois des animaux blessés : une grue, un renard et même un chat rapporté d'Egypte. Au bivouac Valerius se montre ingénieux pour apaiser la peur, la soif et la faim de son dernier protégé. Il remercie les dieux car l'oisillon est assez dégourdi pour se nourrir déjà de quelques bribes de viande et de poisson. Les corbeaux, tout le monde le sait, ne sont pas très regardants sur la qualité de leur repas. Pour eux pourriture rime avec nourriture, ce qui n'améliore pas l'image qu'on se fait d'eux. La patte blessée est remise en place et deux petits morceaux de bois font office d'attelles. Un peu d'argile tient lieu d'emplâtre. Au bout de quelques semaines le corbeau tient à peu près debout seul. Son aile blessée l'empêche de voler. Elle pend lamentablement quand il se déplace sur le sol. Cependant tous les soldats constatent que l'oiseau ne s'éloigne guère de son bienfaiteur. — Tu devrais lui apprendre à parler, à invoquer les dieux pour nous porter chance avant la bataille, histoire qu'ils nous soient favorables ! Désormais définitivement guéri, le corbeau de Valerius ne le quitte jamais. On se moque moins de lui. Un jour – nous sommes en 360 avant Jésus-Christ –, une bataille se prépare contre les troupes gauloises. Les Gaulois combattent souvent entièrement nus et parfois peints en bleu, ce qui fait une grande impression sur les soldats romains peu habitués à un tel débraillé provocateur. (à suivre...)