La goélette Penguin qui assure la liaison entre Sydney en Australie et Wellington en Nouvelle-Zélande arrive au terme de son voyage. Elle vient d'entrer dans la baie de Tasman. Demain, elle franchira le détroit de Cook et ce sera le port de Wellington. Le commandant Nelson Dillworth a tout du vieux loup de mer : barbe et moustache grises, pipe toujours au bec. Cela fait plus de quarante ans qu'il parcourt cette région des mers du Sud, dont il connaît mieux que personne toutes les particularités, tous les pièges. Par exemple, cette barre de nuages gris qui vient d'apparaître à l'horizon... Bien qu'on soit en plein été austral, ce 4 février 1903, c'est un signe qui ne trompe pas : dans quelques heures, le vent va se lever d'un seul coup et il y aura des creux énormes. Cela juste au moment où il faut aborder la partie la plus délicate du voyage : la French Pass, qui sépare la Nouvelle-Zélande du Sud de l'île d'Urville, et qui donne accès au détroit de Cook. Le commandant Nelson Dillworth quitte sa cabine et se dirige vers la poupe. Le pilote qu'il a engagé, Francis Burbage, est un excellent marin, mais c'est la première fois qu'il effectue ce trajet et dans ces conditions. Au poste de pilotage, Francis Burbage affiche un air soucieux. C'est un homme râblé de 35 ans environ. Son teint hâlé indique qu'il a jusqu'ici voyagé surtout dans des mers plus chaudes. — Je suis heureux de vous voir, commandant. Ces nuages, là-bas, ne me disent rien de bon... — C'est parfaitement exact, Burbage. Nous allons avoir un coup de tabac. — Et je viens d'étudier la carte. La French Pass est très mauvaise : des récifs, des hauts-fonds, des courants. Par gros temps, cela me semble très risqué. Nous devrions peut-être faire le détour. Le commandant Dillworth tire une bouffée de sa pipe : --Ne vous inquiétez pas. Gardez le cap et tout ira bien. — J'admire votre calme, commandant. --Bien sûr, vous ne pouvez pas savoir puisque c'est la première fois. — Savoir quoi, commandant ? --L'existence de Jack ! Le vent a fraîchi. La goélette Penguin glisse maintenant rapidement sur les flots. Francis Burbage se tourne vers son commandant, l'air perplexe : — J'avoue que je ne comprends pas. — Jack nous attend, Burbage. Il est déjà sûrement là, à l'entrée de la French Pass. Nous n'allons pas tarder à le voir. Cette fois, le pilote a l'air franchement inquiet. — Allons, commandant, vous n'allez pas me dire que vous croyez à l'une de ces histoires de fantôme ? Nelson Dillworth a un petit rire : — Jack n'est pas un fantôme, Burbage. C'est bien plus extraordinaire que cela ! Oui, c'est bien plus extraordinaire que cela et le commandant Nelson Dillworth, après avoir donné des ordres pour faire réduire la voilure, satisfait enfin la curiosité de son pilote. — Jack est une des plus étonnantes histoires de la mer, une des plus belles aussi. Tous ceux qui font le trajet entre Sydney et Wellington la connaissent. Heureusement pour eux d'ailleurs, sans quoi beaucoup ne seraient pas là pour la raconter. Jack est un dauphin ! — Un dauphin ? — Un dauphin. Il n'y a aucun doute à ce sujet. Les vagues se sont creusées davantage. Le Penguin embarque maintenant quelques paquets d'écume. A la barre, Francis Burbage surveille son cap, mais il est encore plus attentif à ce qu'est en train de lui dire le commandant. — Jack est une vieille connaissance. C'est un vieux loup de mer à sa manière. La première fois qu'on l'a vu, c'était en 1871, il y a trente-deux ans. (à suivre...)