Nous sommes en 1937 et la paix semble régner sur le monde. Particulièrement sur une certaine partie du monde : l'Australie. Dans une petite impasse non loin de Sydney, plusieurs hommes discutent à voix basse. Espèrent-ils respecter le sommeil d'éventuels voisins à cette heure tardive ? Ou bien veulent-ils tout simplement éviter les oreilles indiscrètes ? À propos d'oreilles, les leurs arborent des formes un peu étranges, en forme de feuilles de choux. Mieux vaut ne pas parler de leurs nez qui racontent des histoires de directs du droit et de crochets du gauche. Devant l'entrée des artistes du Boxing Stars Club, quelques amateurs mal éclairés par une lanterne miteuse sont lancés dans une discussion orageuse. Il est question de match truqué, de milliers de dollars perdus et de «dernier avertissement». L'un des hommes, la figure barrée de sparadrap tout frais et les yeux pochés par des coups sévères, grommelle des menaces assorties des pires jurons australiens. La veste qu'il porte négligemment jetée sur ses épaules laisse voir des bras puissants ornés de tatouages élaborés. Il est question de «fils de ...» et d'«enfant de salaud». La routine dans ces impasses sordides. Comédie, drame ou tragédie ? Qui pourrait le dire ? Quelques jours plus tard, en ce début du mois d'avril, le soleil matinal éclaire à perte de vue une mer couleur d'émeraude. Augustus Galeworth, un habitant de Sydney, est déjà sur le pont. Dans le vrai sens du terme : il dirige d'une main ferme et douce sa vieille barque à moteur, la «Stella Marina». Comme chaque jour ce retraité à l'allure sportive a enfilé son suroît et ses bottes pour une bonne partie de pêche à la ligne. Dans les eaux chaudes de la baie de Kagely Sand, non loin de Sydney, le pêcheur n'espère pas simplement quelques maquereaux bien gras mais bien une belle pièce. Ici la mer sait se défendre car elle sert d'asile aux plus redoutables de ses habitants : les monstrueux requins blancs tueurs d'homme. Le requin-tigre n'est pas mal non plus dans le genre. Alors Augustus vérifie bien moteur, bateau et équipement. Pas question de se retrouver par-dessus bord car la présence des requins-tigres pourrait transformer les flots d'azur en bain de sang... Mais, pour l'instant, Augustus est tout à la joie de la pêche. Sa barque se dirige vers les lignes qu'il a posées la veille au soir. Avec un peu de chance… — Ah ! Ah ! Ah ! On dirait qu'il y a quelque chose sur la troisième. En effet la bouée qui marque la position de la ligne s'agite furieusement, comme si le diable lui-même tirait sur un des hameçons montés en série. Augustus tire précautionneusement sur le filin épais. Un hameçon apparaît, vide de tout appât. — Vacherie ! Augustus continue à tirer. Un museau pointu apparaît : pas de doute, il s'agit d'un jeune requin, mais l'œil rond et froid qui est la caractéristique de l'animal n'exprime rien. Le jeune requin est mort : il n'en reste que la tête, tout le corps a disparu. On voit même la ligne secondaire qui traverse la tête, au bout de cette ligne une présence vivante et dangereuse s'agite furieusement dans l'ombre des eaux chaudes : — Bigre ! Toi, mon coco, tu as l'air d'un fameux lascar ! Le fameux lascar auquel s'adresse Augustus semble être un de ces monstres des mers australes qui font se dresser les cheveux sur la tête de ceux qui ont l'occasion de les approcher : un requin-tigre. Déjà Augustus voit sa redoutable mâchoire fendre la surface de la mer. Les dents impressionnantes paraissent capables de dévorer tout ce qui bouge à proximité : poissons, marins, et jusqu'à Augustus. Le requin-tigre semble tout à fait disposé à bouffer le bastingage de la barque et même le moteur si l'idée lui en venait. (à suivre...)