Sally aime les oranges. Or une pyramide d'oranges de Californie la nargue sur un trottoir du New Jersey aux Etats-Unis. Nous sommes en 1948, et en 1948, une orange est encore une orange, même aux Etats-Unis, pour une petite fille plus ou moins pauvre. La pyramide appartient à un épicier, qui présentement lui tourne le dos. La main de Sally se tend vers le fruit d'or le plus proche, et hop ! l'orange disparaît dans la poche de son tablier. Sally fait quelques pas en arrière, personne ne l'a vue et elle continue son chemin en direction de l'école, pas très rassurée, un peu honteuse, mais emportant son trésor avec jubilation. Elle n'a que dix ans. C'est alors qu'une main l'agrippe aux épaules et qu'une voix mauvaise la cloue sur place, menaçante : «Petite voleuse !» Sally lève un regard effrayé sur la silhouette gigantesque qui lui barre le passage. L'homme est en imperméable, un chapeau mou enfoncé sur le crâne. Il a l'air brutal. «Je t'ai vue, tu as volé l'orange !» Sally fond en larmes immédiatement. Sa main n'arrive pas à cacher le gros fruit rond dans poche. «Je suis un policier. Je peux t'emmener en prison tout de suite si je veux !» La prison ? Sally n'en a qu'une vague idée, mais si vague qu'elle soit elle est effrayante. La prison c'est noir, on y a peur, on y est battu, et les gens qui vont en prison sont des monstres. C'est ainsi dans les histoires. Sally résiste au bras qui la tire... «Viens avec moi. Allez, au commissariat ! — S'il vous plaît, monsieur, je rends l'orange... — Oh ! non, pas question. C'est trop facile, tu as volé, il faut venir avec moi, et si tu es sage, j'arrangerai ça avec le commissaire.» L'homme entraîne Sally tout en continuant de parler. «Le principal, c'est que tes parents ne sachent rien, n'est-ce pas ? Nous allons prendre ma voiture je t'emmène à mon bureau.» Il s'appelle Tom Murray, il a cinquante ans, et il n'est pas policier. C'est un repris de justice minable un spécialiste de l'escroquerie, et du racket à la petite semaine. Qu'espère-t-il de sa prise ? Une rançon, tout simplement. Tom Murray est un curieux personnage. Une tête de brute, pas très intelligente, mais calculatrice. Il y a trois ans qu'il est sorti de prison, après y avoir passé quinze ans, par périodes successives. De la liberté, il connaît peu de chose. Détestant le travail, il a toujours essayé sans y parvenir de vivre sur le dos des autres. Le résultat l'a jeté en prison régulièrement, c'est dire qu'il a apprécié à leur juste valeur les trois années écoulées. Mais la liberté n'est que ce qu'elle est, quand on a la mentalité d'un Tom Murray, qui ne rêve que de dollars et de vie de palace, dans son crâne trop grand pour une cervelle trop petite. Depuis plusieurs mois, l'idée a germé dans cet esprit étroit. L'idée stupide, criminelle, de se servir d'un enfant pour obtenir enfin la montagne d'argent qu'il ne mérite pas d'avoir, qu'il n'a pas le courage et l'intelligence de gagner par ses propres moyens. Il a guetté à la sortie des écoles, mais les enfants et les parents mélangés lui interdisaient toute approche. Tom Murray est prudent. Il ne veut pas retourner en prison, surtout pas, ni risquer de se faire prendre pour un sadique, au cours d'une tentative de kidnapping ratée. C'est par hasard qu'il est tombé sur Sally ce matin de janvier 1948. C'est par hasard qu'il l'a vue voler l'orange, parce que son œil traînait sur l'enfant, seule sur le trottoir, et qu'un voleur professionnel sait reconnaître l'hésitation et la maladresse chez un autre voleur, même débutant et enfantin, comme Sally. Il a profité de l'occasion, elle était trop belle. Car si quelqu'un intervenait, il était facile de se justifier, l'enfant avait volé, elle ne nierait pas, et lui, Tom, jurerait qu'il avait voulu lui donner une leçon. A suivre Pierre Bellemare