Richard Barber et sa femme ont la chance d'habiter une banlieue chic de New York. C'est un quartier qui représente le rêve de chaque Américain moyen : de vastes maisons toutes semblables, entourées de pelouses sans clôture, avec deux ou trois voitures par garage ; des rues droites et larges bordées d'arbres, pas de magasins, un endroit purement résidentiel. En cet été 1969, cela fait seize ans que Richard et sa femme May se sont installés dans leur coquette villa, juste après leur mariage, en 1953. Un mariage tout à fait dans la tradition. May était la voisine de Richard et leur union était espérée depuis toujours par leurs parents respectifs. May, qui pouvait faire remonter son arbre généalogique au XVe siècle ce qui est tout à fait exceptionnel aux Etats-Unis, avait le privilège de faire partie de la société ultra fermée des «Filles de la révolution», le club le plus aristocratique du pays. Quant à Richard, c'était un bon citoyen aussi, fier de sa patrie : ne s'était-il pas fait tatouer pendant son service militaire un drapeau américain sur l'avant-bras droit ? Quand ils ont eu un fils, en 1954, ils l'ont appelé, selon la coutume américaine, Richard, comme son père. Mais, cela s'étant avéré peu pratique à l'usage, ils ont pris l'habitude de l'appeler Junior. Bref, ils sont l'exemple du couple sans histoire, typiquement, presque caricaturalement américain, qui ne demande qu'à élever son enfant dans les valeurs bien établies auxquelles il croit. Richard, représentant pour une fabrique de produits alimentaires, gagne largement sa vie, ce qui permet à May de ne pas travailler. Ils mènent une existence bien réglée, avec les réunions au sein des associations charitables dont ils font partie, le cinéma le samedi et l'office religieux le dimanche... C'est dans cette ambiance tranquille, peut-être un peu confinée, que grandit le petit Richard, dit Junior. C'est un gros garçon à la chevelure rousse, pas très éveillé, plutôt amorphe. Il n'aime pas jouer avec ses petits voisins. Il reste seul à la maison. En fait, il n'a qu'une seule passion : les animaux. Il les adore d'une manière presque excessive. Il a tapissé de leurs photos les murs de sa chambre ; il fait des colères épouvantables quand on écrase une mouche ou un moustique. Mais enfin, tout cela n'est pas bien grave. Chaque petit garçon pose des problèmes. Dans le cas de Junior, c'est plutôt l'inverse de ce qui arrive d'habitude : il n'est pas assez remuant, il faut le contraindre à s'intéresser à ce qui l'entoure. C'est ainsi qu'à la mi 1969, Junior Barber atteint ses quinze ans. C'est un garçon joufflu et timide, aux allures poupines, que ses camarades surnomment sans indulgence «Gros plein de soupe». Mais ses parents n'en sont guère contrariés. «Gros plein de soupe» : après tout, pourquoi pas ?... Et c'est alors que la soupe va prendre soudain un drôle de goût. Août 1969. Junior est en colonie de vacances. Richard et May sont restés chez eux. Ils ne s'inquiètent pas pour leur fils. Ils viennent juste de recevoir une carte postale au texte un peu enfantin, comme d'habitude : «Chers papa et maman, je m'amuse bien. Mes camarades sont très gentils. Nous faisons de belles balades. A bientôt. Je vous embrasse. Junior.» Aussi Richard a-t-il l'impression d'un coup de tonnerre quand il reçoit un coup de téléphone du directeur de la colonie. Monsieur Barber ? Je vous appelle au sujet de votre fils. Je suis obligé de vous demander de venir le rechercher immédiatement. Un moniteur l'a surpris en train de fumer de la marijuana. Richard s'est battu avec lui. Et ce n'est pas tout. Nous avons découvert qu'il avait entraîné à fumer avec lui plusieurs de ses camarades. Richard Barber père reste un long moment sans comprendre, après avoir raccroché. May et lui se regardent en silence. (A suivre...)