Tout commence un jour de printemps de l'année 1966. Arlette, vingt-quatre ans, est assise sur un banc public de la capitale, l'air boudeur. Car Arlette ne travaille pas. Elle est sans profession, comme c'est le cas le plus fréquent à l'époque. A part cela c'est une jolie blonde, toute menue. Ses meilleures amies affirment qu'elle n'a pas de cervelle, son mari, Jean-Jacques, préfère dire que c'est une femme-enfant. Et il y a du vrai dans ce jugement. Arlette est capricieuse. Quand elle a envie de quelque chose, elle le veut tout de suite même si ce n'est pas raisonnable, même si ce n'est pas possible. Et, en ce moment, Arlette veut la robe qu'elle a vue la veille chez un couturier chic : une robe de soie bleue. Seulement, elle vaut 500 francs. Cinq cents francs, en 1966, c'est beaucoup d'argent et leur ménage ne roule pas sur l'or. Hier soir, quand son mari est rentré, après l'avoir embrassé tendrement, Arlette lui a parlé de la robe. Tout a bien été au début. Mais il a fallu annoncer le prix. Jean-Jacques ne s'est même pas fâché, il a éclaté de rire — Cinq cents francs, alors que nous n'avons pas encore payé les traites de la voiture ni celles du réfrigérateur ! — S'il te plaît ! Ce sera à la fois mon cadeau d'anniversaire de Noël. J'en ai tant envie ! — Quand nous aurons gagné le gros lot à la Loterie nationale, je te promets que tu l'auras... En attendant, passons à table. J'ai une faim de loup. Et voilà : rien n'y a fait, ni ses pauvres regards d'enfant battu, d'habitude irrésistibles, ni ses larmes, ni ses tendres tentatives. Arlette n'aura pas sa robe. Ce matin, la rage au cœur, elle est retournée devant la vitrine. La robe bleue était là, qui la narguait. Arlette l'a contemplée longuement et, maintenant, elle s'est assise sur un banc public pour bouder. Soudain, elle remarque un sac à main près d'elle, un très beau sac de grande marque, avec une longue courroie formant bandoulière. Arlette le prend et l'ouvre. Elle est très curieuse, elle adore tout ce qui est nouveau. Du coup, elle a complètement oublié la robe. Arlette commence à fouiller et sort une liasse de billets. Elle les déplie, les compte : cinq billets de 100 francs, 500 francs ! Arlette a toujours été d'une honnêteté scrupuleuse. S'il y avait eu moins, ou s'il y avait eu plus, 1 000, 2 000 francs, elle aurait immédiatement rapporté sa trouvaille au commissariat. 500 francs, la somme exacte. Comment croire qu'il s'agisse d'une coïncidence ? Ce ne peut être que le destin qui s'est manifesté, une bonne fée. Un coup d'œil à droite et à gauche pour voir si la propriétaire ne reviendrait pas, et elle s'empare prestement de l'objet, traverse la rue et entre dans le magasin. — Vous désirez, madame ? Le ton de la vendeuse est des plus aimables, il est presque déférent. On voit que celle-ci est sûre d'avoir affaire à une bonne cliente. La robe d'Arlette est pourtant des plus simples, il y a le sac de luxe qu'elle porte en bandoulière. J'ai remarqué une robe bleue en vitrine... — Parfaitement, madame. Je suis sûre qu'elle est faite pour vous. L'essayage confirme ce pronostic. Il n'y a pas une retouche à faire et, un quart d'heure plus tard, Arlette sort de chez le couturier. Elle a tenu à garder la robe sur elle, elle porte à l'épaule le sac élégant. Dieu, qu'elle est chic ! Le reflet à la fois flou et idéalisé que lui renvoient les vitrines lui semble venir d'un conte. Plusieurs hommes se retournent sur son passage, quelques-uns lui sourient. A suivre Pierre Bellemare