Il était une fois, jadis, une dame très riche qui parvenait à filer trois quenouillées chaque jour, pendant sa veillée, en chantant d?un air ravi : «Tourne, tourne, mon fuseau ! Saute, saute comme un crapaud et voltige comme un oiseau !» Elle avait trois châteaux, les plus beaux du pays, et s'en allait de l'un à l'autre selon sa fantaisie. ll y en avait un qu'elle aimait particulièrement parce que c'était le plus grand, le mieux aménagé, le plus riant, qu'il était entouré d'un jardin très fertile, de nombreux domaines et de fortes terres que l'été couvrait de moissons sans pareilles. Elle avait aussi trois fils en âge de se marier ; ils s'appelaient tous les trois Ali, mais, pour les distinguer, elle appelait l'aîné Ali, le second Pas-Ali et le troisième Bon-Ali. Les deux aînés avaient chacun une fiancée, ou si l'on veut leur «promise» ; le troisième, Bon-Ali, n'en avait pas, bien qu?il fût le plus joli garçon qu'on pût voir et le plus accompli sous tous les rapports. Parce que faisant peu de cas de l'esprit d'entreprise, il ne mettait aucun empressement à courtiser les filles. Or, un jour, leur mère, qui ne paraissait avoir d'autre pensée que celle d'imiter les araignées qu'on voit toujours pendues à leur fil et toujours occupées à leur toile, appela près d'elle les trois Ali et leur dit : «Mes enfants, voici trois lots de chanvre, tous égaux, de même poids, de même qualité, un pour chacun de vous. Comme vous êtes en âge de vous marier, confiez votre lot à la jeune fille que vous prétendez épouser et je promets mon plus beau château à celui qui me rapportera le plus beau fil.» Les trois Ali prirent leurs ballots et s'éloignèrent par trois chemins différents. Pour masquer son embarras, Bon-Ali, qui n'avait point de fiancée à qui confier l'ouvrage, prit un chemin désert à travers une contrée sauvage et marcha droit devant lui pendant longtemps sans même savoir où il allait. Etant parvenu très loin, il se sentit envahi par une grande tristesse. «Que je suis malheureux de n'avoir point de fiancée ! disait-il à haute voix. Qui donc filera mon chanvre ?» Tout en parlant ainsi, il arriva près d'un étang où il entendit une voix qui lui parut belle et harmonieuse. Cette voix disait : «Quoi ? Quoi ? Quoi ? Qu'as-tu, Bon-Ali ? Quoi ? Quoi ?» Saisi d'étonnement ? on le serait pour moins ? il tourna la tête à droite, il tourna la tête à gauche, il regarda partout avec curiosité. Tout à coup, à ses pieds, que vit-il ? Une grenouille ! Une grenouille qui lui lançait de bons regards pleins de compassion. Sans penser à rien, il répondit alors tout bonnement : «Ma mère a promis son plus beau château à celui de ses trois enfants, qui lui rapporterait le plus beau fil. Voilà bien mon chanvre, mais je n'ai point de fiancée et je ne sais pas à qui le confier pour le filer.» (à suivre...)