Voici une histoire qui a l?air de nous faire remonter à trois générations en arrière, alors qu?en fait, la plupart des rescapés ont, aujourd?hui, de soixante-dix à quatre-vingts ans. C?est dire qu?on pourrait encore interviewer certains d?entre eux? Et c?est réaliser qu?avoir eu vingt ans dans les «années folles» c?est les avoir eus dans un autre monde? Qu?on en juge par cette aventure, qu?on pourrait intituler : «Tout ça pour du renard bleu.» Personne ne pourrait plus avoir l?idée, en 1978, de partir sur un bateau à voile pour chasser le renard bleu dans le nord du Groenland ! D?abord, c?est interdit. C?est même condamné. La réaction, maintenant, serait de dire : laissez donc ces pauvres bêtes tranquilles ! Si vous mourez dans la banquise en les chassant, vous l?aurez bien cherché ! Et qui serait assez fou, de nos jours, pour s?enfoncer dans la banquise avec une goélette en bois ? Alors que même les brise-glaces n?y vont qu?avec prudence ! Mais en 1923, c?est parfaitement pensable. Et c?est même courant. Pendant les années folles, on adore la fourrure. Et personne ne songerait à faire campagne pour les bébés phoques ! Encore moins pour le renard bleu : parce que ça vaut une fortune et que c?est le summum du grand chic ! Seulement voilà : le renard bleu vit au Groenland, il faut aller le chercher. Et c?est en hiver que sa fourrure est la plus belle ! C?est pourquoi, en 1923, il existe une compagnie danoise qui a créé une petite organisation : sur la côte orientale du Groenland, entre le 75e et le 76e parallèle, c?est-à-dire à guère plus de mille kilomètres du pôle Nord, onze postes de chasseurs de renard bleu sont installés. Un poste, ce sont deux hommes? au maximum quatre ! Ils passent toute la saison d?hiver absolument isolés, dans une cabane au milieu de glaces. La saison d?hiver : cela veut dire un an. Parce que le bateau qui vient chercher les fourrures ne peut revenir qu?une fois par an, au mois d?août, quand la banquise est brisée? Et il a intérêt à faire vite, avant qu?elle ne se referme sur lui. Le bateau amène aussi des provisions et il relève les trappeurs qui ont envie de rentrer au Danemark. Ils ont tous envie de rentrer, au bout d?un an, est-il besoin de le préciser. Mais il y a pire : le bateau, qui s?appelle le «Teddy», n?est qu?une malheureuse petite goélette en bois, de cent cinquante tonnes, à voile et moteur. Il faut l?imaginer dans la banquise, en pleine débâcle d?été? Et voici ce qui arrive à partir du 9 août 1923 : le «Teddy», chargé de fourrures et de vingt-trois hommes, quitte l?île Sabine, à hauteur du 75e parallèle, et cherche à gagner le large. Parmi les vingt-trois hommes, il y a un journaliste danois, qui a voulu vivre l?aventure. Il croit qu?elle est finie, puisque c?est le retour. Elle ne fait que commencer. C?est à ce journaliste, qui s?appelle Dahl et qui en réchappera, qu?on doit des photographies absolument uniques de l?odyssée qui va suivre. Car il aura le cran de les faire. Presque jusqu?au bout. Cela commence dès le premier jour : le «Teddy» rencontre des nappes de glace de plus en plus compactes. Le capitaine louvoie, cherche un passage, zigzague, revient en arrière. Il fait cela pendant douze jours, cherchant à échapper à la souricière : pas le moindre passage vers le large. Le 21 août, il est obligé de stopper le moteur. Il faut se rendre à l?évidence : le «Teddy» est pris dans les glaces. Et c?est grave. Parce qu?au mois d?août, la banquise est soumise à de terribles pressions. Sur deux ou trois cents kilomètres de large et sur des milliers de kilomètres de long, elle dérive par morceaux énormes, avec de terribles à-coups. Pour peu que le vent souffle en sens inverse du sens de la dérive, ou qu?il y ait un haut fond, une partie des blocs est ralentie, pendant que les autres continuent d?avancer. Alors, c?est un gigantesque chevauchement, des collisions titanesques entre les nappes de glace animées de vitesses différentes. (à suivre...)