C?est une religieuse à l?uniforme incertain, bleu gris, sandales de cuir et petit bonnet blanc. S?ur Ph?bée est Américaine. Elle vit à Brooklyn et elle a près de soixante-dix ans en 1955. Elle est assise dans la salle d?attente d?un psychiatre de New York. Une religieuse dans le cabinet d?un psychiatre, c?est étonnant. S?ur Ph?bée n?a d?ailleurs pas pris de rendez-vous. Elle est arrivée de bonne heure, et a demandé à voir le docteur d?Ambrosio. L?infirmière, un peu surprise, n?a pas osé la renvoyer. «Vous serez obligée d?attendre? le docteur a énormément de travail en ce moment ! ? ça ne fait rien. ? C?est pour une consultation ? ? Oui? Excusez-moi, je dois remplir une fiche. Voulez-vous me donner le nom du malade ? Est-ce vous ?» S?ur Ph?bée lève un regard bleu et souriant vers l?infirmière. «En quelque sorte, oui. Mais ne remplissez pas de fiche, le docteur décidera lui-même, il me connaît, vous savez». S?ur Ph?bée n?a pas l?air malade. Et si un petit grain de folie l?habite, Dieu seul le sait. Assise sur le canapé de la salle d?attente, elle tient sur ses genoux une pile de dossiers. Que veut-elle ? L?infirmière croit le deviner. Encore une quête pour une ?uvre quelconque. Elle croit avoir raison. Les religieuses comme s?ur Ph?bée passent leur temps à réclamer aux riches ce que les pauvres n?ont pas. Mais la richesse, ce n?est pas toujours l?argent. Et ce que vient mendier s?ur Ph?bée aujourd?hui dans le cabinet d?un psychiatre est beaucoup plus sérieux. Elle vient mendier la vie. Et en cela, elle n?est pas loin de considérer le docteur d?Ambrosio comme une sorte de Dieu sur terre. Voici donc Richard d?Ambrosio. Quarante ans, psychiatre, et nouveau dans le métier. Son cabinet commence à prendre de l?importance, c?est un passionné au visage ouvert, au front large, souriant. Il ne ressemble pas à l?image (souvent fausse) que l?on se fait des gens comme lui. Il a plutôt l?air d?un athlète. L?infirmière le cueille au vol dans son bureau. «Docteur? c?est une bonne s?ur ! Elle n?a pas rendez-vous et je ne sais pas ce qu?elle veut.» Richard d?Ambrosio paraît surpris lui aussi. «Ah ? Eh bien faites-la entrer, nous verrons bien.» Sa pile de dossiers sous le bras, s?ur Ph?bée s?arrête sur le seuil avant de pénétrer dans le confortable cabinet, et regarde le médecin des pieds à la tête, avec un sourire entendu. «Alors, petit Richard ? On ne me reconnaît pas ? On ne se souvient plus de s?ur Ph?bée et du collège de Brooklyn ?» Le «petit Richard» a un moment d?hésitation devant cette vieille femme. Un court moment. Et tout lui revient d?un seul coup : Brooklyn, le quartier pauvre de son enfance, la misère, les taudis, et la chance qu?il a eue. S?ur Ph?bée était un merveilleux professeur de mathématiques. C?est un peu grâce à elle qu?il est devenu ce qu?il est aujourd?hui. Il se souvient très bien à présent. Il revoit la religieuse, cette grande femme énergique, tapant sur la table pour calmer une quarantaine de gamins braillards et mal élevés. Il entend encore sa voix haute dominer la classe. «Les enfants, la vie est telle que Dieu l?a voulue. Aussi y a-t-il des imbéciles parmi vous. Que les imbéciles se taisent et que les autres travaillent. Nous ferons le tri en fin d?année !» Richard avait décidé alors qu?il ne serait pas du côté des imbéciles. Les retrouvailles sont brèves. Avec s?ur Ph?bée on entre toujours très vite dans le vif du sujet. Elle dépose la pile de dossiers sur le bureau de son ancien élève, et attaque : «Voilà. Tu as grandi, j?ai su que tu avais un cabinet de psychiatre à New York. Or j?ai besoin de quelqu?un comme toi. Mais je t?avertis, je n?ai pas d?argent. Ma communauté s?occupe d?un orphelinat pour enfants déshérités. Nous avons de tout. Tu connais Brooklyn, les gosses y poussent comme des mauvaises herbes dans un jardin en friche. J?ai, en ce moment, une bonne centaine de petites filles. La plupart s?élèvent vaille que vaille. Mais les problèmes graves sont là. Vingt dossiers que j?ai faits moi-même. Vingt gamines, qui vont de l?attardée mentale à l?hystérique, en passant par tous les stades possibles et imaginables. Alors voilà, j?ai fait ce que j?ai pu jusqu?à présent, avec les moyens du bord, mais je ne suis pas spécialiste, et il y a sûrement là-dedans quelques enfants que tu pourras soigner. Ces gosses ont besoin d?un psychiatre, c?est à toi que je voudrais les confier. D?abord parce que je te fais confiance. Tu es sûrement devenu un bon médecin. Ensuite, parce que je ne peux pas payer. Le peu d?argent dont nous disposons sert à la nourriture et l?habillement...» (à suivre...)