Sidi Semiane (Cherchell) est à mi-chemin des monts du Zaccar et de la mer. Situé au cœur de plusieurs douars il fait partie du territoire de la wilaya IV (zone II, région III). Il est relié à la vallée du Chélif par la route qui part de Cherchell et traverse les monts du Zaccar. Après la bataille de Sidi Mohand Aklouche du 26 avril 1957, lors de laquelle le commando Si Zoubir était sorti victorieux d'un important accrochage avec le 29e Bataillon de tirailleurs algériens (B.T.A.), dont la base était installée à Fontaine-du-Génie (Hadjrat Ennous, Cherchell), nous étions demeurés dans la région, guettant d'autres occasions de batailles. La compagnie nouvelle - la katiba El-Hamdania - avait été formée en faisant fusionner trois sections comptant chacune trente-cinq moudjahidine, à savoir : la section de Si Djelloul Benmiloud (Cherchell), celle de Si Kaddour (Zeralda) et le commando Si Zoubir. Nous avions donné à notre katiba le nom d'El-Hamdania à la mémoire de notre compagnon le chahid Si Hamdane, de son vrai nom Mohamed Benabderazak, natif de Mouzaïa. Les chouhada Si Zoubir et Si Hamdane étaient des chefs braves, courageux et pleins de sagesse, dont l'aura et le prestige avaient largement dépassé les frontières de la wilaya IV, l'un de leurs plus hauts mérites militaires ayant consisté dans la planification et l'exécution de la grande et mémorable embuscade tendue le 9 janvier 1957 à Tizi Franco (Beni Menacer, Cherchell), qui comptera parmi les plus éclatantes victoires remportées par les maquisards de l'A.L.N. sur les forces armées colonialistes françaises. Au moment où la katiba El-Hamdania se trouvait dans le douar Hayouna, un agent de liaison vint nous apporter une lettre du capitaine Si Slimane, dans laquelle il disait que les soldats français avaient pris l'habitude de faire des incursions fréquentes et répétées au douar Nouari, près de Sidi Semiane, dont ils martyrisaient les habitants, et que, de ce fait, il y avait lieu de se rendre sur place pour mettre fin aux agissements humiliants et néfastes de la soldatesque française. Il nous fallait effectuer une longue et harassante marche de plus de trois heures pour arriver à Sidi Semiane. Aussi sommes-nous partis de Hayouna à 23 heures pour pouvoir atteindre Sidi Semiane à 3 heures du matin. Suivant le plan d'attaque arrêté par Si Youcef, Si Ali et Si Moussa, la section de Si Kaddour avait commencé par prendre position en face de Sidi Semiane, à proximité du Djebel Lemri ; quant aux deux autres sections, elles étaient parties s'embusquer tout près du bord de la route, à l'orée du bois situé derrière le douar Nouari. Aux environs de 4 heures du matin, nous avons commencé à entendre le ronflement des moteurs des transports de troupes. Si Moussa s'était mis à circuler d'un groupe à l'autre, nous enjoignant de bien nous camoufler et d'être très prudents. La journée s'annonçait très difficile. Nos guetteurs nous avaient fait savoir que deux importants convois militaires se dirigeaient vers nous en provenance du littoral, le premier arrivant par l'oued Messelmoune et le second par l'oued Sebt. Ces convois arrivaient de Cherchell, Novi, Fontaine-du-Génie, Gouraya et Dupleix, l'ennemi ayant concentré ses forces pour opérer un grand ratissage. Il nous était impossible de quitter notre position sans risquer de nous faire repérer. De toute manière, il était trop tard pour que nous puissions battre en retraite devant cette massive concentration de troupes ennemies, et nous étions donc obligés de leur faire face, malgré la disproportion effarante des forces déployées par l'armée française avec la centaine d'hommes que comptait notre compagnie. Le soleil commençait à se lever et nous pûmes voir à ce moment-là des flopées de soldats débouchant du Djebel Lemri, puis se mettre à courir pour aller prendre position face à la section de Si Kaddour. Les soldats français venant de Miliana, d'El Khemis, de Aïn-Defla, et des autres postes militaires environnants ne s'étaient pas encore rendu compte de la présence de la section de Si Kaddour qui se trouvait derrière eux et risquait donc de les attaquer. Quant aux soldats qui étaient venus de la vallée du Chelif, derrière le Zaccar, ceux-ci commencèrent tout de suite à descendre vers l'emplacement des deux autres sections de notre katiba, ignorant manifestement l'emplacement de celle de Si Kaddour. À notre immense surprise, nous voyions le dispositif d'encerclement qui resserrait son étau autour de nous. Une fois de plus, nous étions victimes d'une trahison, tel que nous en avions déjà fait l'expérience un certain 26 avril 1957 à Sidi Mohand Aklouche ! L'ennemi connaissait notre emplacement de façon exacte. Nous nous retrouvions ainsi pris au piège à cause de la trahison manifeste d'un agent double, qui avait réussi à se jouer de la vigilance de nos propres réseaux de contre-espionnage. Nous venions de comprendre pourquoi Si Kaddour n'avait pas attaqué les soldats qui, inconsciemment, étaient venus se poster en offrant leurs arrières aux tirs des fusils des hommes de sa section : il s'était rapidement rendu compte que l'ennemi concentrait ses forces autour des positions des deux autres sections, sans toutefois inclure la sienne dans leur plan tactique. Au moment où l'étau se resserrait autour de nous, l'aviation ennemie s'était mise à son tour de la partie, et nous vîmes surgir plusieurs appareils qui commencèrent à tournoyer dans le ciel, virant sur l'aile, puis fonçant en piqué, avant de remonter pour continuer leur survol de Sidi Semiane, communiquant nos positions exactes au PC opérationnel. Tout près du douar, nous pouvions entendre les harkis qui criaient, chantaient et dansaient de joie, en nous lançant : «Vous êtes tombés dans notre souricière, rendez-vous donc, bande de sales communistes !» Pour un traquenard, c'en était bien un, et des plus vicieux encore ! L'aviation n'arrêtera pas de bombarder nos positions pendant plus d'une heure. Fort heureusement pour nous, il y avait de gros rochers à l'intérieur de la forêt qui nous fournirent d'excellents et très salutaires abris contre les tirs aériens. Après le départ des appareils ennemis, nous nous sommes enfin résolus à bouger, pour tenter de briser l'encerclement infernal dont la nasse se refermait de plus en plus étroitement sur nous. Nos chefs tentèrent alors d'opérer une sortie rapide et vigoureuse sur la droite, et nous avons suivi leur exemple, mais c'était peine perdue, car l'ennemi avait installé plusieurs mitrailleuses tout le long de la route, ainsi que des milliers de soldats en position de combat, qui, sûrs de leur faits et pleins d'arrogance devant la modestie de nos effectifs et de nos moyens, avaient l'air de nous dire : «Allez donc ! Avancez, venez, nous vous attendons de pied ferme.» Ayant rapidement étudié notre situation, nous nous sommes dit que si nous engagions le combat de ce côté pour briser l'encerclement et passer, nous devions ensuite compter avec l'oued (qui était large et profond) dont la traversée nous demanderait beaucoup de temps, sans oublier que nous serions alors totalement à découvert, nous offrant en cibles privilégiées à l'aviation ennemie. Sur l'autre flanc de la montagne, des hélicoptères de type «Banane» vomissaient leurs chargements de troupes, nous coupant toute possibilité de retraite du côté droit. Si Moussa revint en arrière et nous entraîna à sa suite pour tenter une échappée du côté gauche. Mais ce fut pire encore, car des milliers de soldats occupaient toute la surface d'un terrain plat et découvert, ce qui nous contraignit de regagner rapidement notre position initiale au cœur de la forêt. Si Moussa gardait tout son calme au milieu de cette situation apparemment sans autre issue possible pour nous que la mort ou la capture par l'ennemi avec tout le cortège de souffrances qui en serait la conséquence inéluctable. Ce fut sur un ton à la fois ferme et serein qu'il nous dit : «Ne vous affolez pas, mes frères, et soyez courageux. Il nous est impossible de tenter une sortie par l'avant, car le gros des troupes ennemies nous guettent de ce côté-là. De plus, en agissant de la sorte, nous mettrions en péril la vie des habitants du douar Nouari, ce que nous ne nous pardonnerions jamais s'il devait nous arriver d'en être responsables ! Pas d'issue non plus sur nos arrières, car la route s'arrête au rocher qui nous surplombe...» Tout cela débité sans panique ni énervement, sur le ton d'un simple constat des faits. Outre ses capacités militaires prodigieuses, ce que nous admirions le plus chez Si Moussa Kellouaz El-Bourachdi, c'était sa parfaite maîtrise de soi dans les pires moments de la vie périlleuse et mouvementée du maquisard. Pas le moindre tremblement dans la voix, pas une seule lueur d'incertitude dans le regard. Nous en étions toujours au même point, quand, soudain, un porte-voix grésilla et nous entendîmes ces paroles : «Kellouaz Moussa, c'est moi le commandant Gaudoin, tu te souviens de moi, bien sûr ! Rappelle-toi : nous avons fait la guerre d'Indochine côte à côte. Nous étions de sacrés bons copains, moi et toi, et nous avons cassé du Viet-minh ensemble. Alors maintenant, je te demande de te rendre avec tes fellagas, et je te donne solennellement ma parole d'homme d'honneur et d'officier que je ferai tout pour t'aider.» Nous étions figés d'étonnement d'entendre ces paroles, et Si Moussa n'en fut sûrement pas le moins étonné ! Ce dernier nous apprit que, durant la guerre d'Indochine, il avait le grade de sergent-chef, tandis que le commandant Gaudoin, lui, n'était alors que lieutenant. Aujourd'hui, ils se retrouvaient dans une autre guerre, d'un autre type celle-là, chacun dans son camp, avec un avantage certain pour le commandant Gaudoin, avantage qui reposait uniquement sur la supériorité numérique et matérielle... Le commandant Gaudoin continuait sa «bonne» action psychologique en faisant appel avec une patience consommée au «bon sens» de Si Moussa, en ne lui proposant pas moins que de se rendre. Si Moussa nous dit : «Ne bougez pas, laissez-le radoter !» De l'intérieur du bois, on avait une vue parfaite, permettant de noter dans tous ses détails l'état du déploiement des soldats français dans le périmètre d'encerclement. «Kelouaz, continuait à brailler ce bon samaritain de commandant Gaudoin, je sais bien que tu es à l'intérieur et que tu m'écoutes. C'est vrai, je connais ton courage, tu es un preux soldat, un véritable héros, mais il est inutile que tu tentes quoi que ce soit, tu n'as aucune chance de te sortir, toi et tes compagnons, du pétrin où tu es, rendez-vous donc tous avant qu'il ne soit trop tard, sinon vous êtes tous condamnés à périr.» Nous nous demandions avec appréhension ce que l'ennemi allait tenter contre nous. Ce fut l'artillerie qui entama la curée en pilonnant nos positions avec les canons 105 sans recul et les mortiers 75 durant toute une heure. Nous n'avions pas quitté nos abris de fortune derrière les gros rochers qui, tels des menhirs, dressaient verticalement leur masse imposante dans la forêt où nous nous étions réfugiés. Si Moussa tenait toujours à entreprendre une percée de l'encerclement, projet téméraire, certes, mais qui semblait manifestement promis à un échec certain. Pendant que nous méditions sur notre sort, nous avions entendu des soldats qui discutaient au-dessus de nous. J'ai tout juste eu le temps d'alerter mes compagnons, et nous nous sommes immédiatement mis à l'abri. Nous ayant repérés eux aussi, ils nous lancèrent des grenades suivies de quelques tirs de fusil, qui, fort heureusement, ne nous atteignirent pas. L'aviation revint ensuite à la rescousse, cette fois avec des bombardiers B29 et T6 Morane, qui firent pleuvoir autour de nous une quantité impressionnante de roquettes et de bombes incendiaires, tandis que l'artillerie reprenait le pilonnage de nos positions, et que les soldats y allaient de leur côté du feu de leurs mitrailleuses et fusils-mitrailleurs. Combien de temps allions-nous pouvoir encore tenir face à ce déluge infernal ? Si Moussa nous ordonna de le suivre, en prenant garde aux flammes. Nous avons tenté alors de forcer le barrage de soldats sur notre flanc gauche, sans arriver cependant à le franchir ; nous avons tout de suite rebroussé chemin, le moral au plus bas devant ce mur de désespoir qui nous cernait impitoyablement. Mais Si Moussa, qui avait l'habitude de ces moments de détresse, était toujours là pour nous encourager et nous empêcher de flancher : «Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir !», nous disait-il sur un ton égal et sûr. Nous le suivîmes ensuite pour tenter notre chance du côté droit. Nous nous sommes alors mis à marcher en file indienne, sur une distance de 150 mètres dans une voie large d'une soixantaine de mètres, avançant péniblement dans une atmosphère brûlante et suffocante, car toute la forêt avait pris feu. Me tournant du côté droit, je m'aperçus que j'étais le dernier de la file, alors que le groupe de Si Brahim Khodja devait m'emboîter le pas. Le feu et la fumée nous avaient séparés ! La forêt s'était vite transformée en une impitoyable fournaise. Après une rapide concertation, Si Moussa, Si Ali et Si Youcef décidèrent que nous devions foncer pour nous mettre à l'abri derrière une gigantesque masse rocheuse longue d'une quarantaine de mètres, qui, vue de face, offrait la forme d'un croissant. À la base de cette muraille monolithique, était un fossé d'environ 40 cm de profondeur, qui allait nous permettre de nous allonger sans redouter d'être atteints par les flammes. Nous entendions toujours des tirs sur notre flanc gauche : c'était le groupe de Si Brahim Khodja qui tentait une percée de son côté. L'accrochage dura une quinzaine de minutes, puis ce fut le silence. L'artillerie a de nouveau relancé l'accrochage, concentrant cette fois ses tirs sur le flanc gauche, c'est-à-dire sur le groupe de Si Brahim Khodja. Nos valeureux compagnons avaient pensé que leur offensive allait faire croire à l'ennemi que nous allions entreprendre une percée identique du côté droit, ce qui l'aurait porté à disperser sa puissance de feu. Si Djelloul Benmiloud, le chef de la section de commando, présent parmi les éléments du groupe de Si Brahim, qui était sous son commandement, avait préféré tenter une sortie désespérée, quitte à mourir les armes à la main, plutôt que de rôtir vivant ! De notre abri, nous pouvions suivre sans difficulté tous les mouvements des soldats ennemis, qui, tout à coup, avaient commencé à se démener dans tous les sens. Ce qui nous fit deviner que nos frères du groupe de Si Brahim Khodja s'étaient résolus à tenter le tout pour le tout et avaient engagé un combat dont la puissance rageuse et sans recul avait pris de court la soldatesque ennemie. De notre côté, nous pouvions entendre toutes les conversations des soldats français, que notre nouvelle position nous permettait de voir, tout en restant hors de leur champ de vision. L'un d'eux disait : «Ah ! mon commandant, si j'avais eu le mortier, mon commandant !...», ce qui nous fit comprendre que nos compagnons avaient réussi à passer, et que seule l'aviation avait pu les poursuivre. Il était une heure de l'après-midi et il régnait une chaleur d'enfer. Le feu avait ravagé tous les arbres, et fort heureusement nous étions demeurés allongés sous le rocher, cependant que les flammes commençaient à décroître, laissant les troncs d'arbres poursuivre leur lente calcination au milieu d'un décor fumant et désolé. Une terrible soif s'était emparée de nos organismes que l'inhumaine chaleur ambiante continuait de dessécher. Devant cet état critique, Si Moussa fit de nouveau appel à un nouvel effort de résistance de notre part, nous assurant que nous n'allions pas tarder à passer ce dernier cap difficile pour aller donner ensuite une belle leçon aux troufions français qui s'étaient empressés de crier victoire. Il voulait gagner du temps et tenir jusqu'au soir. La nuit était toujours avantageuse pour les moudjahidine, dont elle était l'ami sûr et discret, le masque et le bouclier... Ainsi, il nous sera plusieurs fois donné de constater que les soldats français refusaient le combat de nuit, parce que le manque de visibilité les privait immanquablement, en la circonstance, du soutien de leur aviation. De plus, ils redoutaient de tomber dans une embuscade sur le chemin du retour à leurs bases, ainsi que ce fut le cas à Tizi-et-Franco (Menacer) et à Dupleix (Damous), respectivement le 9 janvier et le 28 février 1957. Soudain, n'en croyant pas mes yeux, j'ai dit à Si Braham Brakni, qui se trouvait à côté de moi : «Est-ce que tu vois ce que je vois ? Est-ce bien des soldats qui arrivent vers nous ? - Oui, c'est exact !», me répondit-il. Je m'empressais alors de faire passer l'information à Si Moussa, lui disant : «Des soldats français arrivent directement sur moi : que dois-je faire ?» Comme nous étions allongés l'un derrière l'autre, nous pouvions transmettre de bouche à oreille nos messages, rapidement et avec la plus grande discrétion possible. La réponse de Si Moussa m'arriva rapidement : «Fais très attention, me disait-il, ne bouge surtout pas et ne tire que si tu ne vois pas d'autre solution.» J'avais bien compris ses instructions : seul Braham Brakni et moi-même étions en mesure de tirer sur les arrivants, car nous étions allongés face à la direction d'où ils venaient. J'entendis deux soldats qui discutaient en arabe de l'autre côté de l'épais écran de fumée. L'un deux disait à son camarade : «Avance donc, Ali, n'aie pas peur !» Ils n'étaient plus qu'à une trentaine de mètres de nous. L'attente et l'appréhension me torturaient. Je me disais que cette fois c'était bien fini pour nous, car nous allions être obligés de tirer sur eux, ce qui dévoilera notre position et permettra à leur commandant de donner l'ordre aux artilleurs de nous canonner à volonté et à l'aviation de nous bombarder, sans se faire de soucis pour leurs soldats - on l'a vu ! - qui ont pénétré dans la forêt et qui risquaient d'être touchés par les tirs et les bombes - Si pour tuer à coup sûr des fellagas, on devait également se résigner à sacrifier du même coup quelques bons et fidèles de leurs soldats. Je tenais énormément au précieux petit carnet de route, dans lequel je notais les détails les plus importants se rapportant aux combats auxquels je prenais part. J'ai alors creusé un petit trou près de moi pour l'y enfouir, me disant que, puisque j'allais certainement être tué, il était préférable que l'ennemi ne le trouve pas sur ma dépouille ; car alors, il serait capable de faire transporter mon corps à Marengo (Hadjout), ma ville natale, pour l'exhiber triomphalement sur la place publique . Le pire c'était qu'il obligerait certainement mon père et ma mère à venir identifier mon cadavre, avant de leur faire subir les pires souffrances de mon fait. Ainsi avait-on agi avec la dépouille mortelle du chahid Si Abdelhak Noufi, qui avait trouvé la mort lors de l'embuscade de Dupleix (Damous) le 28 février 1957 : l'ennemi avait emporté son corps pour aller l'exposer sur la grande place de Cherchell, puis les soldats français avaient obligé sa vieille mère à aller l'identifier sous les yeux d'une population musulmane mortifiée et les regards réjouis des Européens. Je ne voulais pas donner une occasion pareille à cet ennemi odieux, qui n'avait pas de respect pour les morts. Voilà pourquoi j'avais enterré mon carnet de route. Comme les soldats continuaient à se rapprocher de nous, Si Braham Brakni me dit : «Si Cherif, je te fais mes adieux, nous allons mourir, rendez-vous donc dans le jardin du paradis, Djennat El Firdaws.» Je lui ai répondu : «Inch'Allah!» Nous n'avions pas peur de mourir, et nous ressentions une immense allégresse qui s'emparait de nos cœurs. L'ennemi avançait et nous étions prêts à le recevoir. Je me suis mis à genoux et coudes au sol, ma MAT 49 bien coincée entre les mains. Quant à Si Braham Brakni, il s'était allongé, sa tête arrivant au niveau de ma ceinture, son fusil Garant bien placé au creux de son épaule. En l'occurrence, nous n'étions plus que deux moudjahidine en position de tir. La position de nos autres compagnons leur interdisait tout mouvement, s'il ne voulaient pas être brûlés ou se faire repérer. Devant l'urgence d'une situation qui devenait de plus en plus critique, j'ai de nouveau fait passer un message à Si Moussa, l'avertissant de la progression de l'ennemi. Imperturbable, il me fit la même réponse que précédemment : «Fais très attention, me disait-il, ne bouge surtout pas et ne tire que si tu ne vois pas d'autre solution.» J'ai fait ma prière, puis j'ai dit à Si Braham : «Prépare-toi, les voilà qui arrivent.» Nous nous sommes regardés une dernière fois, le visage de Braham rayonnait d'une joie sereine. Nous nous étions souvent trouvés côte à côte dans des situations extrêmement pénibles. Si Braham et moi étions, certes, d'excellents copains. Même si la fumée persistait, les flammes avaient diminué d'intensité, et les soldats avançaient toujours. Quand ils furent parvenus à une vingtaine de mètres de nous, je dis à Si Braham : «Tu les vois ? - Oui, me répondit-il. - C'est moi qui tire le premier, annonçais-je alors. - D'accord», approuva-t-il. Le doigt sur la gâchette, j'étais prêt à ouvrir le feu. Les premiers soldats étaient à moins de 15 mètres, et il m'était facile de les canarder à cette distance. Mais les consignes de Si Moussa étaient claires et nettes : ne pas ouvrir le feu sous aucun prétexte, sauf en cas d'extrême urgence ! Dieu nous avait donné, ce jour-là, à Si Brakni Braham et à moi-même, beaucoup de courage, de patience et de sang-froid, sans quoi, nous n'aurions jamais pu surmonter notre crainte et notre énervement à quelques mètres du danger qui nous menaçait. J'allais en fin de compte tirer, le premier soldat de la file se trouvant déjà à moins de 10 mètres de moi, mais voilà que, brusquement, ma cible vivante a obliqué sur la gauche, entraînant les autres troufions à sa suite. Ces derniers passèrent devant nous, à la queue leu leu, sans même jeter un regard dans notre direction. C'était une section du 29e B.T.A. Que s'était-il passé au juste ? Dieu seul le sait ! Un miracle ! un vrai miracle : Dieu avait aveuglé le soldat de tête. Peut-être même - qui sait ? - qu'ayant vu que j'étais prêt à lui tirer dessus, il avait préféré sauver sa peau en m'ignorant et en détournant le cours de la marche de sa section. Il est également possible que ce fût un sympathisant du F.L.N. engagé dans l'armée française, qui n'avait pas encore pu prendre les contacts nécessaires pour ensuite déserter avec armes et bagages et aller rejoindre les rangs de la Révolution. Le soldat n'avait d'ailleurs pas signalisé par la suite notre présence au commandant... Mon avis est que c'était un signe divin, un miracle, car la providence divine n'a jamais cessé de nous protéger et de nous montrer que Dieu était toujours du côté des moudjahidine sincères qui combattent en son nom. Brrr, nous l'avons échappé belle...! Nous devions nous rendre compte par la suite que le commandement militaire français avait acquis la certitude que nous avions tous fini par succomber sous les bombardements conjugués de l'artillerie et de l'aviation, qui avaient incendié la forêt qui nous servait de refuge. La déduction du commandant Gaudoin était simple et carrée : en dehors du groupe qui avait réussi à s'échapper, nous avions tous péri rôtis et asphyxiés au milieu de brasier qu'était devenue la forêt. Mais nous fûmes pourtant plus de soixante moudjahidine à avoir réussi, par l'effet de la grâce divine, à supporter l'épouvantable chaleur et la fumée abominable que dégageait la fournaise où l'armée française avait décidé de nous laisser brûler vifs. Pour bien s'assurer qu'il n'y avait plus eu de survivant, le commandant Gaudoin, chef du 29e B.T.A., avait ordonné à cette section de soldats de pénétrer dans la forêt et lui faire un compte-rendu de la situation. Lors du retour de la section au P.C. de commandement, le soldat que j'avais failli abattre déclarera : «Mon commandant, nous n'avons rien à signaler. - Puisque vous n'avez rien à signaler, répliqua le commandant, foutez donc le feu partout en partant.» L'ordre était clair : les soldats devaient brûler tout le douar Nouari, ce qui n'était qu'un acte de lâcheté supplémentaire de l'armée française à l'égard des populations civiles désarmées. Lorsque nous avons entendu l'officier donner cet ordre, nous avions décidé de sortir pour aller affronter ces lâches agresseurs de pauvres gens sans défense. Si Moussa nous ordonna de nous lever et de le suivre, en tâchant de prendre garde à ne pas nous brûler aux troncs des arbres qui se consumaient en braises. Ne pouvant plus longtemps supporter les exactions criminelles commises par les militaires contre la population civile algérienne, Si Moussa avait décidé que désormais nous ne reculerions plus, et que nous devions attaquer les soldats français quel que pût être leur nombre. J'ai déterré et récupéré mon carnet, car la crainte qui m'avait poussé à le cacher sous terre n'avait plus lieu d'être. Nous étions fermement décidés à aller en découdre avec l'ennemi, dont les soldats se trouvaient sur notre gauche. Mais quand nous sommes parvenus à l'extrémité du bois, les soldats avaient déjà disparu, laissant derrière eux le douar en flammes. À l'intérieur du bois, nous devions découvrir le corps d'un moudjahid étendu par terre. Après nous être approchés de lui, nous avons réalisé qu'il était toujours en vie. En ouvrant les yeux, il nous a reconnus tout de suite et s'est écrié alors : «Ah, c'est vous mes frères, les moudjahidine, Al-hamdou Lillâh (Dieu soit loué!)» C'était Si Brahim Khodja, de Blida, le chef du sixième groupe. Nous l'avions déposé sur un brancard que nous avions rapidement entrepris de confectionner avec quelques branches d'arbres et de la toile de bâche qui servait à protéger nos mitrailleuses contre la pluie. Un peu plus loin, nous sommes tombés sur les corps sans vie de deux autres frères de combat : Mohamed Cherfaoui, de Cherchell, qui était dans le groupe de prisonniers F.L.N. ayant réussi à s'évader de la prison de Cherchell, le 16 avril 1956, et Ahmed Abbès, un agent de liaison natif de Mouzaïa. De toute évidence, ces deux-là avaient été atteints par des roquettes. Mais nous aurons la surprise de constater qu'ils avaient eu la gorge tranchée, ayant été achevés au couteau. Sitôt les soldats partis, les malheureux habitants du douar Nouari, si durement éprouvés par notre cause, accoururent vers nous pour nous saluer. Ils nous connaissaient très bien, car nous faisions de fréquents passages dans le secteur. Ils nous apportèrent du pain, du lait, de l'eau, tout heureux de nous revoir vivants, sans s'occuper du feu qui continuait de ravager leurs modestes demeures. Nous fûmes tous très émus et profondément touchés par cette générosité dans le malheur, de la part de ces pauvres gens auxquels la sympathie agissante à notre endroit, avait attiré ce terrible orage d'injustice et d'adversité... Ce genre de comportement nous retournait l'âme et ne manquait jamais de nous culpabiliser, car nous étions très sensibles à tout ce qui touchait le peuple. Je ne crois pas qu'il puisse exister de peuple aussi merveilleusement généreux, aussi courageux et aussi magnanime que le peuple algérien durant les terribles années de la Révolution. Le peuple s'était complètement sacrifié au profit de la lutte armée pour l'indépendance, en particulier les frustes et modestes gens des montagnes, dont la plupart n'ont pas encore goûté aux fruits de la liberté qu'ils ont tant contribué à reconquérir... Ce peuple aujourd'hui oublié par l'Algérie moderne était nos yeux et notre guide, il nous avait donné asile, nourris et abreuvés, en se privant et en privant ses enfants à cause de nous, en souriant et sans gémir. Je me rappelle qu'il nous arrivait souvent d'entrer dans un refuge, après une longue et épuisante marche sous la pluie et le froid, et il n'était pas rare alors de voir les habitants qui nous hébergeaient retirer les couvertures dans lesquelles se trouvaient enroulés leurs propres enfants pour nous couvrir. Notre population fut un peuple militant, un peuple moussebel, entièrement dévoué à la cause nationale. Pauvre, démuni, illettré, mais fier et hautement politisé, malgré les fausses apparences contraires, il avait consenti les plus lourds sacrifices pour libérer sa terre du joug colonial. Ce peuple héroïque avait réussi, durant les années de feu et de sang, à forcer l'admiration et la considération des plus grands peuples de la planète. Nous nous sommes reposés et après avoir fait la prière, nous sommes allés enterrer à une centaine de mètres du théâtre du combat nos deux valeureux chouhada, Si Mohamed Cherfaoui et Si Ahmed Abbès. Nous avons ensuite évacué à l'infirmerie régionale notre blessé Si Brahim Khodja, qui sera bien après fait prisonnier par l'armée française, comme nous devions l'apprendre plus tard. Alors qu'il se trouvait, en compagnie d'autres combattants blessés, dans une infirmerie clandestine située dans les monts du Zaccar, non loin des lieux-dits Mesquer et Lahouaoura, cette dernière fut attaquée, après dénonciation, par une forte escouade de soldats français, sénégalais et martiniquais du poste de Arib. Faibles et désarmés, les blessés n'avaient pas pu opposer de résistance aux assaillants ; seul un moudjahid de la toute première heure, le preux et vaillant Si Belahcen Kosa (Abdelkader Belkebir), de Khemis Miliana - qui n'avait jamais accepté de se séparer de sa mitraillette - luttera avec courage et acharnement jusqu'à la mort. Beaucoup d'autres moudjahidine, qui recevaient des soins dans cette clinique clandestine du F.L.N., seront lâchement assassinés ce jour-là. Outre Si Brahim Khodja, l'ennemi devait également arrêter le docteur Si Mohamed Souilamas, et Si Youcef Khodja, deux moudjahidine natifs de Cherchell. Ayant fini d'enterrer nos deux compagnons, nous avons quitté le douar Nouari, après en avoir chaleureusement salué les courageux habitants. Notre arrivée était fébrilement attendue au douar Bouharb, dont les habitants, ainsi que nos compagnons de la section de Si Kaddour et ceux du courageux groupe de Si Brahim Khodja, guettaient notre arrivée avec beaucoup d'impatience. Nous avions grandement besoin de nous alimenter et de prendre du repos. Les habitants se sont empressés de nous préparer à manger. Après cela, nous nous sommes tous réunis autour d'un bon feu, et Si Moussa ayant accordé la parole à Si Kaddour, ce dernier nous raconta ce qui suit : «Le matin, après que vous m'avez demandé de me placer avec ma section au Djebel Lemri, j'ai vu en face un important nombre de soldats qui vous encerclaient, sans compter les autres qui s'étaient postés devant moi et que je n'avais pas voulu attaquer pour plusieurs raisons. Tout d'abord, parce que j'avais senti qu'il était trop tôt pour le faire, ensuite, parce qu'ils étaient en trop grand nombre et n'auraient fait de nous qu'une seule bouchée. Nous les avons vus ensuite quitter les lieux pour aller se joindre à ceux qui vous encerclaient déjà.» Après ce compte rendu précis, Si Moussa félicitera Si Kaddour pour la sage et très judicieuse décision qu'il avait prise. Ce fut ensuite au tour de Si Ali, l'adjoint de Si Brahim Khodja, qui nous raconta comment leur groupe était parvenu à briser l'encerclement et à s'échapper. «Quand le feu s'est déclaré dans le bois et nous a séparés, Si Brahim Khodja nous a dit que Si Moussa Kellouaz et nos autres compagnons allaient tenter une sortie par le côté droit, et que nous devions donc, pour ce qui nous concerne, essayer de faire la même chose par le côté gauche. «Nous nous sommes engagés dans le combat pendant un certain temps, mais les soldats ennemis étaient trop nombreux, même si nous avons réussi à en abattre et à en blesser plusieurs. «Comme Si Brahim Khodja avait été grièvement blessé, nous avons décidé de le prendre avec nous et de retourner dans le bois, mais il ne nous a pas permis de rester à l'intérieur. Il s'adressa à Si Ali (de Fouka-Marine), et lui dit : “Tiens donc, prends ma MAT 49, et tâche de tenter de faire sortir le groupe. Il faut, coûte que coûte, forcer ce mur et le franchir, pour obliger l'ennemi à disperser ses effectifs. Allez donc, courage, et ne vous faites pas de souci pour moi, je suis heureux de mourir en martyr. Partez donc, mes frères, et que Dieu vous protège."» Si Ali terminera son récit par ces paroles : «Mais, du moment que Si Djelloul Benmiloud, le chef de la section de commando se retrouvait lui-même parmi nous, c'était à lui qu'incombait le commandement du groupe. Et maintenant, je le prie de vous raconter le reste des péripéties vécues par le 6e groupe