Paul Varenne est en vacances. Il fait un temps splendide sur la Côte d?Azur. Il descend de sa chambre, à l?hôtel des Roches-Rouges. Au passage, il jette sa clef sur le comptoir du concierge et sort de l?hôtel. «Monsieur Paul Varenne ?» Deux gendarmes qui semblaient l?attendre l?interpellent. «Oui, c?est moi? Pourquoi ? ? Suivez-nous. ? Où ça ? ? A la gendarmerie.» Paul Varenne regarde les deux gendarmes? Pas de doute, ce sont des vrais. Bien que l?un d?eux transpire comme un phoque et que l?autre ait des yeux bleus d?enfant, ils sont dûment revêtus de leur uniforme et de leurs pouvoirs. Médusé, il lui est signifié qu?il sera conduit à la prison la plus proche, s?ils ne consent pas à verser sur l?heure la somme qui lui est réclamée par le Trésor public. Complètement ahuri, il demande combien on lui réclame. Derrière son comptoir, le gendarme, avant de répondre, consulte une nouvelle fois son papier. Ce n?est pas qu?il ait oublié, car la somme l?a frappé. Mais elle est tellement énorme qu?il veut en être bien sûr. Après un petit moment de silence, il articule : «Quarante millions.» Il s?agit de quarante millions d?anciens francs, en 1946. Une belle somme. Le premier réflexe de Paul Varenne, qui n?a pas un sou, est d?éclater de rire. Autour de lui, les gendarmes ne rient pas du tout. «Mais je paie mes impôts ! Je ne dois pas un sou ! Qu?est-ce que c?est que cette histoire ? Il y a erreur ! ? Taratata !» Cette fois, c?est le brigadier, un grand type de quarante-cinq ans, sérieux et moustachu, qui prend la chose en main. «Nous ne faisons pas erreur, il s?agit bien d?impôts ! Et vous êtes condamné ! ? Condamné ? Moi ?» Le pauvre Paul Varenne regarde autour de lui. Tout, subitement, lui paraît irréel : le soleil, la mer, les gendarmes en kaki, tout ça n?est pas naturel? L?ahurissement, l?incrédulité se lisent sur son visage. «Allons, ne faites pas l?étonné ! dit le brigadier. ? Mais condamné par qui ? Pourquoi ?» Léger flottement dans la gendarmerie : c?est qu?on ne leur a pas dit pourquoi, à ces braves gendarmes. Ils n?ont pas à le savoir. «Pourquoi ? dit le brigadier. ça, nous ne savons pas. ça n?est pas noté sur la feuille? En revanche, nous savons par qui ! Tenez, lisez vous-même : vous êtes condamné par la juridiction des profits illicites de la Seine, deuxième comité, première section? C?est quarante millions ou la prison !» Paul Varenne considère le papier parfaitement clair et parfaitement incompréhensible. Il se force à parler lentement, pour ne pas indisposer les braves gendarmes, pour faire sérieux et un peu aussi pour essayer de remettre ses idées en ordre. «Ecoutez, messieurs, dit-il, je ne vois pas pour quelle raison un comité de confiscation des profits illicites peut me condamner à payer une somme aussi exorbitante.» Le petit gendarme aux yeux bleus d?enfant se hasarde à émettre une hypothèse : «Vous avez dû travailler avec l?ennemi. ? Evidemment, renchérit le brigadier, les profits illicites, ça dit bien ce que ça veut dire non ?» Cette fois, malgré sa volonté de rester calme, Paul Varenne éclate. Profits illicites ! Profits illicites ! Quel genre de profit, même illicites, aurait-il pu réaliser pendant la guerre ! Il vient de passer deux ans dans le maquis. Il a été blessé dans la Nièvre? Trois mois de Val-de-Grâce, un bras en compote. (à suivre...)