A Chabanet et dans la région, le rugby est plus qu'une passion, c'est une religion. Les quinze garçons de l'équipe locale ont beau évoluer dans une division modeste, ils sont vénérés par toute la population et les victoires qu'ils remportent donnent lieu à des démonstrations de liesse incroyables. Le jour le plus important à Chabanet est le deuxième dimanche d'août. C'est, en effet, à cette date que, chaque année, les rugbymen de la ville voisine de Béziers viennent disputer un match amical au profit des bonnes œuvres. Mais, malgré toute leur volonté, leur rage de vaincre, les joueurs de Chabanet se sont toujours fait écraser par les prestigieux Biterrois. Dimanche 12 août. II fait particulièrement chaud, ce jour-là, et le public qui s'entasse dans le petit terrain de Chabanet souffre affreusement de la canicule. Les hommes et les femmes transpirent tant qu'ils peuvent. Ceux qui n'ont pas de chapeau ont noué leur mouchoir sur la tête pour se protéger du soleil. Pourtant, l'atmosphère est animée, elle est même explosive. Car, pour la première fois, l'incroyable va peut-être arriver. L'équipe locale est certes menée, mais elle fait mieux que se défendre. A vingt minutes de la fin, elle n'a qu'un tout petit point de retard sur Béziers. Et soudain, c'est le miracle : un avant de Chabanet franchit la ligne avec le ballon. Essai ! Chabanet a battu Béziers ! Il y a une clameur de triomphe, qui s'interrompt brutalement : l'arbitre refuse l'essai pour hors-jeu. C'est d'abord un immense silence, puis des cris, des sifflets, des huées. Les poings se dressent : c'est un scandale, une honte ! Ça ne va pas se passer comme ça... Et c'est l'émeute. Un groupe d'individus plus excités que les autres quitte la tribune et envahit le terrain. La mêlée devient générale. On remarque principalement un grand et fort moustachu en maillot de corps rayé qui distribue généreusement à droite et à gauche les gifles et les coups de poing. Le pugilat dure un bon moment, le temps que les gendarmes appelés en renfort interviennent et arrêtent ceux qui n'ont pas eu la présence d'esprit de s'enfuir. Parmi eux, le colosse moustachu qui, de toute évidence, semble être le meneur et qui ne cesse de répéter, tandis qu'on l'entraîne : — Y avait pas hors-jeu ! Dans le commissariat de Béziers où on se retrouve quelque temps plus tard, tout le monde parle en même temps. Le commissaire arrive quand même à établir son autorité. Il élève la voix : — Ça suffit comme ça ! Montrez-moi vos papiers. Et d'abord, vous, le moustachu au maillot rayé. L'homme s'avance. Il est devenu subitement craintif. Il sort de sa poche une vieille carte d'identité toute froissée. Alors il se produit quelque chose d'extraordinaire : le commissaire regarde le document, lève des yeux ronds sur l'homme qui est debout en face de lui et, devant les assistants médusés, il a un geste incroyable : il fait le signe de croix. Pour comprendre sa réaction, il faut connaître l'histoire de Gilbert Plantier, une histoire qui commence seize ans plus tôt. Juillet 1946. Gilbert Plantier a vingt-quatre ans et il est peut-être le seul garçon de Chabanet à ne pas se passionner pour le rugby. Il lui préfère un autre sport : la boxe. C'est assurément un bel athlète, un poids lourd. Il pèse quatre-vingt-dix kilos et il est fier de ses biceps, de son tour de poitrine et de ses mollets. Il a déjà fait des combats en amateur. Il est champion du département et bientôt, il envisage de passer professionnel. Le jeune boxeur a pourtant une autre préoccupation que ses futurs combats. C'est Renée : une jolie paysanne avec laquelle il est fiancé depuis deux ans. Bien entendu, aucun garçon de Chabanet ou de la région ne se hasarderait à tourner autour de Renée. (A suivre...)