Vécu - L'angoisse la torture, mais elle garde son air de tous les jours. Yamina s'agite sur sa couche, puis finit par ouvrir les yeux. Elle entend le muezzin qui appelle à la prière du fedjr. Quand elle descend lentement l'étroite échelle de bois, elle entend les sabots de ses deux vaches qui se relèvent de leur litière, sous la sedda, la petite plateforme qui leur sert de lit, à elle et à son fils unique Hocine, âgé de 20 ans. Elle calme les animaux avec des «chech ! chech !» chuchotés pour ne pas réveiller le dormeur. Une faible lueur provenant du trou d'aération du plafond lui permet de rassembler les brindilles sous le foyer situé au centre de la pièce et d'allumer le feu. Puis elle se dirige vers le vieux bahut et en retire, presque à tâtons, une petite marmite de fonte contenant un peu de couscous de la veille, qu'elle place sur les pierres du foyer. Puis, comme à l'accoutumée, elle fait ses ablutions, dehors devant sa porte, après avoir bien pris soin de refermer la porte derrière elle pour ne pas laisser pénétrer le froid intense de cette matinée d'hiver. Quand elle retire le couscous du feu, elle met à chauffer un peu d'eau et se décide à appeler Hocine. Celui-ci ne se réveille qu'au bout d'un long moment, et descend à son tour de la sedda. Cet effort le fait tousser à plusieurs reprises et ravive la douleur qui brûle sa poitrine. Le cœur de sa mère se serre à nouveau d'inquiétude. Puis, après l'avoir aidé à se laver dans le coin le plus retiré de la pièce, Yamina place devant lui une assiette de couscous fumant arrosé d'huile d'olive. Elle s'assied face à lui, mais ne réussit à avaler que quelques bouchées. L'angoisse lui tord le ventre, mais elle garde son air calme de tous les jours, observant en silence son fils. Au bout d'un long moment, quand il fut rassasié, Yamina lui dit : «Fais très attention à toi, Hocine ! Je crois que je vais t'accompagner. Jijel est trop loin, tu dois descendre le djebel et traverser les plaines et, avec ta maladie et le froid, tu risques...» Mais il ne la laisse pas finir. «Mais non, yemma. Je suis assez fort et puis je porte le manteau de laine du vieux et son chèche ! Je serai de retour dans quatre jours au plus tard !» Et il lui sourit faiblement et la regarde avec ses yeux cernés qui paraissent encore plus noirs dans la semi-obscurité. Yamina sent monter des larmes, qu'elle refoule dans un grand effort. «Tu es mon seul fils ! Le seul qui me soit resté des quatre enfants que j'ai mis au monde ! Je te conjure de prendre soin de toi. Arrête-toi au douar des Ouled Ali, pour te reposer un ou deux jours. Abrite-toi dans la mosquée, et là, les gens subviendront à tes besoins. Mais ne te fatigue surtout pas ! Et écoute bien les conseils du docteur à Jijel. N'oublie pas ses paroles, achète les médicaments et reviens lentement. Ne te force pas. Commence à prendre tes médicaments en cours de route. Aah ! Si le vieux n'avait pas vendu la mule, tu ne serais pas obligé de faire tout ce chemin à pied !» «Allez je dois partir. Donne-moi le sac.» «Attends, dit-elle pour le retenir encore. Mange un bout de tamina au beurre, ça va te donner des forces !» Et elle se dirige vers le bahut, mais Hocine l'arrête : «Non, j'en ai suffisamment dans mon sac... Au revoir, yemma ! Prends soin de toi !» Il tente de tirer la lourde porte de bois et elle court l'aider, pour lui éviter un effort supplémentaire. Dehors, l'air est glacial. Elle serre son fichu sur sa poitrine et sort sur le pas de la porte. Hocine la serre un court moment dans ses bras, et elle entend sa respiration sifflante. La mort dans l'âme, elle le regarde partir bravement, le vieux sac de cuir en bandoulière, les pans du manteau, trop large pour lui, battant ses maigres mollets. Le chèche blanc de son père lui entoure complètement la tête et ses mains sont invisibles, cachées par les larges manches. (A suivre...)