C'est une Madame Irma, voyante extralucide, enveloppée de chiffons multicolores. Elle exerce au sixième étage sans ascenseur d'un immeuble vétuste à Hambourg. Les initiés se repassent son adresse sous le manteau. Madame Irma est prudente. Pas d'annonces dans la presse, pas de cartes de visite et aucun nom sur la porte d'entrée. La boîte aux lettres qui correspond à son appartement, porte le nom banal d'Augusta Rhöm. Le fisc ne la connaît pas. Elle exerce depuis vingt ans, à raison de quelque deux cents francs la consultation et d'environ trois ou quatre consultations par jour. Une belle retraite. L'investissement est faible. Matériel : une table dans le salon, un tapis noir, un jeu de cartes. Personnel : la concierge, qui perçoit une prime mensuelle pour guider les visiteurs et égarer les enquêteurs éventuels ; un chat noir et un hibou empaillé. A chaque coup de sonnette, Madame Irma enfile une sorte de djellaba noire par-dessus ses vêtements et ouvre la porte en souriant. Ce jour de décembre 1985, elle ouvre donc sa porte en souriant à Renée H., une jeune femme de trente-quatre ans. «Vous faites de la moto ?» Clairvoyance facile. Le casque, les bottes, le blouson font de la visiteuse un petit extraterrestre de cuir noir. C'est une jolie brune, teint bronzé, dents blanches, silhouette mince. «Asseyez-vous...» Renée s'assoit devant la table noire, fouille dans son sac et présente à Madame Irma deux photographies d'hommes. Des portraits de vacances. «C'était à Majorque, cet été. C'est moi qui les ai faites.» Madame Irma hoche la tête avec componction. Elle parierait sa boule de cristal sur l'hypothèse suivante : le blond, à gauche, genre play-boy musclé... sourire éclatant, c'est l'amant ; le brun, à droite, visage sérieux, regard tendu et un peu gêné devant l'objectif, c'est le mari. «Vous désirez savoir quoi, exactement ? — Je voudrais connaître l'avenir de ces deux hommes. L'avenir immédiat, je veux dire. Ce qu'ils vont devenir dans les prochains mois.» Madame Irma va se concentrer et dire... Mais il y a une chose qu'elle ne pourra pas dire, car elle est souvent psychologue mais pas extralucide. Elle ne pourra pas pointer son doigt sur l'une des deux photos et annoncer : «Celui-là deviendra un assassin...» Ce serait trop simple. Madame Irma réfléchit se concentre sur le visage brun. «Comment s'appelle-t-il ? — Michel. — Bien, ne m'en dites pas plus. — ...Michel... Cet homme sera bientôt seul. — Vous êtes sûre ? — Certaine. — Je vais faire un jeu sur lui. Vous allez voir la confirmation immédiatement.» Madame Irma prend les cartes ; bat les cartes, coupe les cartes, étale les cartes, recouvre et découvre les cartes. «Ah ! vous voyez ! Le valet de cœur associé au pique, c'est la solitude.» Madame Irma se repose un instant... Le chat noir, censé représenter une présence diabolique ou magique, ronronne avec dédain sur le coin de la table. Elle passe maintenant à la deuxième photo. «Son prénom ? — Peter...» (A suivre...)