«Vous êtes venu honorer quelqu?un, monsieur ? Un ami, sûrement : il n?y avait pas d?étranger dans le Hifukusho? Quand cela s?est produit, vous étiez sûrement à Yokohama, dans le quartier des ambassades ? ? Oui, j?avais des amis japonais dans ce quartier. Mais je viens aussi pour essayer de recueillir un récit? Je suis journaliste français. ? Ah monsieur ! Je suis le seul à pouvoir vous raconter l?épouvantable vérité. Je suis un des rares qui ont pu s?échapper de l?enfer du Hifukusho. Il y en a eu quelques autres, mais ils ont disparu, ne voulant jamais plus revenir sur ce lieu d?horreur? Ou alors, ils sont devenus fous. Il y a de quoi ! Je suis le seul qui ait pu rester ici. Je peux vous raconter, monsieur. Pour un yen?» Cette conversation a lieu dans ce qui reste de Tokyo, en septembre 1923, entre un correspondant de presse français parlant parfaitement le japonais, et le jeune Tanaka. Tanaka a seize ans. Il est très petit. Il paraît d?autant plus petit, devant cette colline qui est derrière lui. En fait, c?est un amoncellement noir et gris, parsemé de taches blanches. Mais quand un amoncellement fait dans les quinze mètres de hauteur et soixante ou soixante-dix mètres de circonférence, on peut l?appeler une petite colline. Le jeune Tanaka insiste auprès du journaliste français : «Je peux vous raconter, monsieur ! Si vous voulez, vous n?aurez qu?à me donner un yen. C?est que je n?ai plus personne vous comprenez ? Le destin est étrange, monsieur ! C?est parce que j?ai désobéi à mon père que je suis là devant vous. ? Comment t?appelles-tu ? ? Tanaka, monsieur. ? Tanaka, écoute. Tu auras un yen. Ensuite, si tu veux manger et te faire soigner, tu n?auras qu?à venir avec moi au dispensaire français. En attendant, raconte-moi ton histoire. ? Si vous voulez, monsieur. Que voulez-vous savoir ? ? Tout. Et d?abord, pourquoi es-tu vivant parce tu as désobéi à ton père ? Où est-il, ton père ? ? Je ne sais pas, monsieur. Il est là, avec ma mère et mes quatre frères. Mais ils sont mélangés, vous comprenez. Si je n?avais pas désobéi, je serais là aussi, mélangé avec tout le monde?» Et le jeune garçon, les yeux vides, sans larmes, parce qu?il a dépassé les limites du désespoir, montre du doigt la colline de quinze mètres de hauteur et de soixante-dix, peut-être cent mètres de circonférence : la colline d?un gris noir, parsemée de petites taches blanches où son père, sa mère et ses quatre frères sont mélangés. Avec les cendres et les débris d?os calcinés de trente-trois, trente-cinq, peut-être bien pas loin de quarante mille personnes. On ne sait pas exactement. «J?habitais Honjo avec mes parents et mes quatre frères. Nous allions manger le riz de midi, lorsque notre maison se mit à trembler, à craquer.» Ainsi commence le récit de Tanaka, devant la colline de cendres. «Nos bols de riz ont commencé à vibrer, sur la natte. Nous avons compris tout de suite. Mon père s?est mis à crier : ?Jishin !? Jishin, c?est le tremblement de terre. A Tokyo, on s?y attend toujours un peu, monsieur. C?est pour cela que nos maisons sont de bois et nos cloisons de papier. Si elles s?écroulent, elles risquent moins de nous tuer. Dès que la nôtre s?est mise à trembler, tous les objets sont tombés sur nous. Mes petits frères ont pleuré. Mon père, ma mère et moi, nous les avons pris par la main, et nous sommes sortis dans la rue. Tout le monde était déjà dehors ! J?ai vu toutes les maisons écroulées, de la poussière, des gens qui couraient. C?est alors que j?ai commencé à ne pas être d?accord avec mon père. ? Comment cela ? Toute la ville s?écroule et tu te disputes avec ton père ? ? Il faut que vous compreniez, monsieur. Ce ne sont pas les tremblements de terre que nous craignons le plus à Tokyo, c?est le feu qu?ils peuvent provoquer. Quand une ville de bois et de papier s?écroule, il y a forcément des fourneaux allumés qui enflamment les débris en quelques endroits. Or il était midi, monsieur, l?heure de manger?» (à suivre...)