Défi n Cette phrase lancée par Mouloud d'une voix forte fait taire les conversations dans le petit café. Encore un café, Mouloud ? — Oui khouya et apporte un autre à notre ami Salah ! Azzouz, vêtu de son éternel seroual gris, la taille serrée par un tablier au lin bleu taché, dépose deux petites tasses fumantes devant les consommateurs. — On était en train de parler du... fantôme du pont Essansour... Tu y crois toi ? Azzouz a un grand sourire, sur son visage d'homme bien nourri. — Ah ! Ah ! il faut être vraiment fou ou drôlement peureux pour croire à une chose pareille... Errouhania, sur le pont, quelle blague ! Et il retourne au comptoir. Un vieil homme, qui vient d'entrer et qui a suivi la conversation, s'installe près de la table de Mouloud et réplique d'une voix chevrotante. — Azzouz, ouêldi, ne parle pas ainsi, j'ai la certitude qu'elle existe, des gens l'ont vue traverser le pont. Et ils n'ont eu la vie sauve que grâce à des coups de feu qu'ils ont tirés... C'est à ce moment-là qu'elle s'est élancée dans le vide ! — Ammi Makhlouf, voyons, tu y crois, un hadj comme toi ! Le vieil homme hoche la tête, entourée des voiles immaculés de son chèche, enserrés par une rêzza dorée. — Puisque tu n'y crois pas, Azzouz, eh bien ! va donc sur le pont à minuit et tu verras toi-même. Ce défi lancé par Mouloud d'une voix forte fait taire les conversations dans le petit café des Djezarine, un quartier de La Casbah de Constantine, aux ruelles étroites, enserrées entre Rahbet Essouf, une large place commerçante, et les premiers immeubles de la rue de France. C'est dans ce café, entouré de nombreuses boutiques de bouchers les unes à côté des autres avec leurs comptoirs graisseux sous les abats suspendus à des crochets, que se retrouve, tous les soirs, le groupe des djezarine (bouchers), des hommes du même métier, solides, puissants, gouailleurs, avec, dans la bouche, à chaque occasion, la formule «tahram», une façon de plus de prouver leur virilité, s'il en faut.