Ceci est le récit d'une nuit d'horreur, qu'il fallut bien entendre dans le détail, puisqu'un jury d'assises doit se faire une intime conviction, juger et condamner en toute connaissance de cause. Ce récit a été fait au printemps 1993, par les deux survivants d'une famille, des enfants. Une adolescente et un petit garçon de dix ans. En face d'eux, dans le box des accusés, leur grand frère, l'aîné. Disons qu'il se prénomme Jean. Disons que ce tribunal se trouve dans une province de France, où le soleil ne brille pas souvent. Disons que ces deux enfants rescapés d'un massacre se prénomment Anne et Paul. Ainsi pourra-t-on préserver le peu qui leur reste de calme et d'anonymat dans la terrible solitude de leur vie actuelle. Jean a maintenant vingt et un ans. Il était déjà majeur, depuis peu, la nuit du 21 mars 1990, celle du massacre. Dix-huit ans, lycéen, un garçon d'apparence classique, cheveux courts, traits réguliers, l'air sportif, la mèche un peu rebelle, juste ce qu'il faut. Bon genre. Famille de Français moyens, absolument rien du révolté ou du «loubard» de banlieue. Le fils de presque tout le monde, plutôt beau garçon, plutôt séduisant, qui va passer son bac et devenir un homme. Mais, dans la nuit du 20 au 21 mars 1990, première nuit de printemps, nuit de lune noire, jean fait le mur du lycée où il est pensionnaire. Ce n'est pas l'amour qui l'a fait sauter par la fenêtre. C'est une pulsion de mort. Et la haute idée qu'il se fait de certaines choses, comme s'il était le seul à détenir la vérité surtout. Une haute idée de sa mère, qui s'est suicidée alors qu'il n'avait que treize ans. Une haute idée du secret qu'il a dû garder vis-à-vis de sa sœur et de son frère. On lui a demandé de ne pas parler de suicide aux petits. Pour ne pas les traumatiser en leur apprenant le désir de mort de leur mère. Alors qu'il l'a vécue, lui, cette mort, d'autant plus intensément qu'une première fois il a sauvé sa mère du suicide. Souvenir traumatisant pour un gamin que d'avoir découvert cette mère, la tête enfouie dans un sac en plastique, abrutie de tranquillisants, cherchant à mourir obstinément, affreusement, pour des raisons qui échappent totalement à la compréhension d'un enfant. La peur de voir mourir sa mère est la pire des expériences pour un jeune garçon. Et, s'il la sauve, il n'a qu'une peur permanente, angoissante : qu'elle recommence et qu'il ne soit pas là, lui le héros, pour l'empêcher de disparaître. À partir de cette époque, Jean ne vit que dans cette hantise et, le jour où le même scénario se reproduit, et où cette fois il n'est pas là, le jour où sa mère réussit son suicide, jean se sent coupable et en veut à la terre entière. La terre entière c'est son environnement immédiat. Son père, sa grand-mère, peut-être la sœur et le frère aussi, épargnés par la culpabilité, alors que lui ne l'est pas. Non loin de la maison de Jean, à portée de regard, le cimetière où elle est enterrée. Et dans la maison, en permanence, les responsables de sa mort. À divers degrés, réels ou non. Le père d'abord, l'homme qui n'était jamais là, qui travaillait trop et qui peut-être s'intéressait à d'autres femmes que sa mère. La grand-mère, autoritaire et possessive, inquisitrice, toujours prête à prendre sa belle-fille en défaut. Faire le deuil de sa mère est impossible pour Jean. Il refuse l'oubli, les objets et les meubles qui changent de place, la vie qui continue, il veut son holocauste à lui tout seul, alors que les autres s'efforcent au contraire à l'oubli. Cela, c'est insupportable. A suivre Pierre Bellemare