C?est en lisant pour la première fois l?inégalable roman américain écrit pendant la guerre de Sécession La Case de l?oncle Tom que je me suis souvenu brusquement de ammi Belgacem. Je l?avais complètement oublié. La patine du temps gomme bien des choses. J?étais à peine en âge de marcher quand je le vis pour la première fois. Il avait construit, avec des moyens de fortune, une espèce de hutte avec de la tôle, des morceaux de bâche rapiécés, des roseaux et même quelques vieux draps. Il avait aménagé une porte, ou du moins une lézarde par laquelle il pouvait entrer et sortir. Le tout sur un immense terrain domanial en plein centre-ville, pour être plus précis, au centre du village. L?homme, autant que je m?en souvienne ? dans les années cinquante ?, avait plus de 80 ans. D?une peau plus noire que le jais, ammi Belgacem avait dû trimer au cours de cette longue et terrible occupation coloniale, plus qu?il n?en fallait, plus qu?un homme pouvait le supporter. Cette souffrance muette de galérien se lisait sur son visage buriné, ses bras aussi rugueux que des ceps de vigne et surtout dans son regard aigri, amer et cette voix à peine audible, éteinte à force de hurler contre l?injustice des hommes. Devant tant de misère et de dénuement ? on ne lui connaissait aucun proche, aucune famille ? les voisins, qui n?en menaient pas large, eux aussi, prirent l?habitude de lui envoyer chaque soir qui une assiette de couscous, qui une assiette de chorba. Très affaibli par le poids des ans et les conditions d?hygiène dans lesquelles il vivait, ammi Belgacem ne sortira jamais plus de sa hutte. Les habitants du hameau pourvoiront à ses maigres besoins. Bref, la hutte de ammi Belgacem avait fini par faire partie du décor urbain, au même titre que les poteaux électriques et les bornes fontaines. Et puis, un beau matin, plus de hutte et plus de ammi Belgacem. Le terrain communal était vide. On n?a jamais su où était passée sa mansarde, ce qu?elle était devenue, si elle avait été déplacée, démontée ou transférée ailleurs. Quant au vénérable vieillard, l?impression générale, ici, était que la terre l?avait englouti, brutalement, pendant la nuit. Personne ne saura exactement ce qu?il est advenu de lui, ni le maire, ni ses chaouchs, ni les riverains, ni qui que ce soit. Ce mystère, jusqu?à ce jour, n?a jamais été élucidé.