En été, El-Bahdja bouillonne plus que d?habitude. Il y a du monde partout. Cela aurait pu logiquement donner du tonus à la ville, n?eussent été ces chantiers à ciel ouvert, ces nuages de poussière et ces tas d?immondices. Une capitale, vitrine d?un pays qui veut voir grand, est comme un dictionnaire : nul n?a le droit de s?y perdre. A Alger, on se perd moralement si on arrive, bon an mal an, à éviter les guet-apens des venelles labyrinthiques. On se perd dans ces montagnes d?ordures qu?on n?évacue que lorsqu?une délégation de prestige et de haut rang doit obligatoirement passer par là. Dans ces nuées de gens au visage pâli par le dégoût et la ranc?ur. Mais aussi dans ce cadre de vie tout simplement apocalyptique et chargé d?une sacrée dose de tristesse. Premières rides : un boulevard Amirouche digne d?un paysage de désolation. Ce pôle d?attraction est éventré à coups de marteau-piqueur pour les besoins d?une trémie promue, dans les prévisions qui se suivent et ne se ressemblent pas, à désengorger le périmètre. Les passants pressent le pas pour ne pas être éclaboussés par les flaques de boue occasionnées par les travaux. Ici une femme, à la démarche chaloupée, perchée sur des talons aiguilles, ne passe jamais sans risques de se fouler la cheville. Une chevelure bien entretenue sera bientôt recouverte de poussière vous obligeant, à tout moment, à tout reprendre à zéro. Et une sieste est généralement déconseillée tant le ronronnement des camions à benne et les klaxons des automobilistes, contraints d?imiter les tortues, déchirent sans vergogne le ciel. Les commerçants, eux, ont la peur au ventre. Ils appréhendent le jour où on viendra les forcer à mettre définitivement la clé sous le paillasson, faute de clientèle qui, évitant le grand bazar, va chercher stationnement ailleurs. A quelques encablures seulement, une autre rue bouillonnante, Hassiba-Ben-Bouali renvoie la même topographie, à quelques nuances près. Là, on procède pratiquement au même rituel d?éventrement mais, cette fois, pour refaire la dalle de sol. Dalles, pelles, jerrycans, sacs de ciment, on ne laisse rien au hasard, même l?audace de quelques jeunes à l?ouvrage sous l??il inquisiteur du contremaître, de forcer les piétons à aller suivre, loin du trottoir, les pare-chocs des véhicules ! Inutile aussi de faire un calcul d?épicier, car il s?agit de milliards qu?on va fouler aux pieds, une fois le chantier achevé avant qu?on ne décide, au gré des saisons, de refaire une énième fois la dalle de sol et grever, du coup, jusqu?à la moelle le budget de l?Etat qui, dit-on, n?en peut plus. Là aussi, d?autres «essaims» de voitures. Toutes les marques se côtoient sans gêne, avec le vrombissement des cylindres et les tonnes de dioxyne se dégageant des pots d?échappement, des hommes et des femmes déambulent dans ce charivari. Amer goût que d?être inféodé à un quotidien si morose. A chaque jour suffit sa peine, à chaque lever du soleil, bonjour tristesse. Même les musiciens ne se sentiront pas à la fête. Et ce ne sont sans doute pas les interminables cortèges nuptiaux qui vont contredire tout cela, à coups de file indienne, klaxons et youyous mêlés, comme pour dire que l?été ne pointe son nez que pour égayer les badauds au milieu d?une fête. La scène se passe devant le grand portail de la salle des fêtes des cheminots, à Hassiba. De petites et frêles silhouettes sont collées à leur maman, tantôt en pleurnichant, tantôt en croquant les délicieux gâteaux servis généreusement aux invités. Mais l?ambiance des fêtes ne sort que timidement des salles cloisonnées aux miradors obscurs, là où s?entassent de coquettes filles exhibant, dans une sournoise rivalité, tailleurs et autres pétillantes robes de soirée en dentelle, sur fond de jalousie féminine. Hormis cette ambiance électrique, Hassiba-Ben-Bouali, tout comme Amirouche, n?est que brouhaha, poussière et embouteillage d?enfer.