Lecture ■ «Nulle part dans la maison de mon père», en aucun endroit dans la maison du père n'a eu sa place pour Assia Djebar ? Est-ce une allusion à son pays dont elle se sentait exclue, alors qu'elle le portait en elle ? On ne sait trop. Pourtant elle n'a souhaité être inhumée dans aucun ailleurs que «dans la maison du père». Paru aux éditions Acte Sud (France), le roman nous a transportés. Le temps d'une lecture on a fait de la ville de Cherchell notre port d'attache, nous identifiant aux habitants d'Aïn Leqssiba, la vieille et séculaire Casbah Cherchelloise. Nous reconnaissant dans les us et coutumes ainsi que les règles d'une existence citadine, feutrée, symbolisant le royaume du féminin. Eclats d'enfance, premier chapitre. A peine entamée cette partie du roman que nous faisons nôtre par le truchement du génie créateur de l'auteur les moments de vie, reconstitués dans lointaine Amérique. Avec cette force de porter en elle, comme on porte un enfant en soi, les senteurs fortes, les voix, le bruit des pas dans la maison et dans les jardins, l'écrivain fait revivre à fleur de peau ses années de jeunesse dans l'antique cité marine. Le récit se mue en une longue et belle histoire d'amour avec l'Algérie et Cherchell. Caesarea l'aristocrate, où la petite Fatma-Zohra avant qu'elle ne devienne Assia, vit une vie dorée comparativement aux autres fillettes algériennes moins bien loties. Là, elle ira à la découverte de mondes multiples, d'abord celui de sa société d'origine et ses femmes voilées certes, mais évoluant dans un univers fait de grande délicatesse, d'élégance «je peux entendre encore le froissement du tissu, de ses plis fluides...». On peut aisément imaginer Assia Djebar se rapprocher de la source des souvenirs où elle puisera la sève tout au long de la rédaction de son livre. Tout redevient comme avant avec l'abolition des océans et des frontières. Il ne reste que cet avant, courtois et de finesse que ces dames de Cherchell savent cultiver au hammam, au cours des fêtes familiales, autour d'un café, lors des rencontres, au devant de la beauté de toutes choses. Et nous allons, conduits par la parole conteuse de l'auteur sur le fleuve doré des souvenirs. De la résurrection d'un passé présent comme le doux chant andalou, musique raffinée si chère aux maitres et mélomanes de Cherchell. Sa ville, Assia Djebar en fait une sorte de temple de prières et de pèlerinage. Aucun chagrin, ni mélancolie dans «Nulle part dans la maison de mon père». A coté de tout cela, il y a le père. Ce père instituteur, adoré presque à la place de Dieu, mais le chef de famille n'est-il pas appelé en arabe «Rab eddar» ? Tout au long du livre, la présence de celui-ci est vivante, aimante et aimée Elle redevient par delà les années et les séparations, sa force de vivre et d'écrire à elle. Le père est la constance, la régularité, la probité. Il est celui qui a dirigé le chemin de vie de sa fille, bien plus que la mère, le maitre d'école incitera la gamine au respect des règles de l'honneur «ne pas montrer ses jambes, ne pas monter sur une bicyclette». Assia Djebar trouvera en lui, la main protectrice qui va l'aider à franchir le seuil de la porte s'ouvrant sur le monde «européen» pour l'inciter à poursuivre de hautes études dans cette langue qui n'est pas la leur. C'est grâce à ce père qu'elle fera partie des citoyens du monde et le demeurera. Leila N. ♦♦♦♦ Dans Nulle part dans la maison de mon père il y a connivence avec : «Le premier livre, la première amie, le premier rendez-vous, les premiers voyages». Déplacements qu'elle accomplira seule, ce qui n'était pas courant dans la société algérienne. Ce seront des expériences d'accomplissement de soi dont la jeune fille des années 50 en fera une arme de liberté. Assia Djebar s'accomplira également dans la poésie arabe classique par une écoute et une réception sensuelle. La jeune fille ne peut retenir ses élans face à un fiancé, Tank, possesseur de la clé de la culture poétique et du ravissement des Mo'allaqates. Assia confie qu'elle perçoit en elle comme un vide que la langue française ne peut combler , une langue qui la lèse de la sève lyrique et du rythme intime des Mo'allaqates «... ce garçon possédait un trésor... dont l'accès me restait fermé, hormis les traductions aussi plates que savantes ... le français ne pouvant en rien rendre les allitérations, les allusions... le jeu intérieur des rimes arabes... oui le français devient langue morte quand il n'est capable que de traduire le sens non la pulpe du fruit..» Un autre aspect de la vie de la romancière nous est révélé dans cette œuvre. C'est l'approche qu'elle a avec le mysticisme, la danse cosmique, le ney, flûte symbolisant le souffle divin. Elle confie s'être laisser envelopper par les signes du secret mystique pour s'en faire des compagnons de foi, porteurs des mystères de l'univers, dont elle dira «avant que le roseau si rapidement dressé ne surgisse de l'eau, je vois, je persiste à voir la face d'Ali illuminée ...qui à mots psalmodiés comme des versets confie la parole sacrée du Prophète inspiré...». Un récit serein, lumineux de certitude religieuse et de beauté, alors que les «petites braises jamais éteintes» propagent toujours leur chaleur dans la maison du père.