Le 19 mai 1912, le major Andrew Higgins commence par ne pas croire à ce qui lui arrive. Le major Andrew Higgins est en garnison dans l'armée des Indes et bivouaque avec son régiment dans la plaine du Gange. L'endroit est sec et aride ; ils sont à une vingtaine de kilomètres du fleuve, installés sous des tentes. Il fait une chaleur épouvantable, insupportable. Mais on est anglais ou on ne l'est pas. Le major Higgins est donc en short et chemise impeccable ; il porte héroïquement de hautes chaussettes de coton qui lui remontent jusqu'aux genoux et de grosses chaussures de marche, car tel est le règlement. L?efficacité de l'armée britannique, à l?époque, en tout cas, tient à ce genre de détail autant qu?à la valeur du fusil Emfied. C'est sans doute à cause de ses grosses chaussures que le major ne se rend pas compte immédiatement de ce qui lui arrive. Et aussi parce qu'il est en train de jouer au whist avec trois de ses camarades. Un jeu très en vogue parmi les officiers de l'armée des Indes, et qui réclame une grande concentration d'esprit. Les quatre hommes sont sous une tente aux bords relevés pour avoir un peu d'air, et deux ou trois autres officiers les regardent jouer. Soudain, l'un des spectateurs, baissant les yeux par hasard, s'immobilise, relève doucement la tête et réfléchit quelques instants à la meilleure manière de tourner la phrase. Il faut que le major Higgins apprenne ce qui est en train de lui arriver, c'est nécessaire, mais il ne faut surtout pas que cela le fasse bouger. Or, il en est bien capable, car c'est un homme émotif, sanguin, toujours prêt à se mettre en colère, un brave homme d'ailleurs, que ses collègues sont toujours en train de plaisanter simplement pour avoir le plaisir de le voir foncer comme un brave taureau qu'il est. Or, lui annoncer brutalement est dangereux, car il va croire que c'est une blague, donc il va bouger ! Et, s'il bouge, il est mort. L'officier se décide enfin et prononce d'une drôle de voix blanche cette phrase alambiquée : «Je prie le major Higgins de me croire, ce que je vais dire n'est pas une plaisanterie. Il ne doit surtout pas bouger la jambe gauche. Major Higgins, je crains que vous n'ayez une vipère cornue engagée sur votre chaussure gauche. Si vous ne me croyez pas, demandez à vos collègues ! Mais, à votre place, je ne bougerais pas !» Andrew Higgins est toujours prêt à «marcher» au moindre canular, quitte à se fâcher après, mais il est tellement habitué aux blagues de ses collègues que, sans cesser un instant de fixer son jeu, il répond simplement : «William, je crains qu'il ne vous faille trouver autre chose.» Mais le dénommé William, qui n'est que lieutenant, insiste avec raideur : «Je prie respectueusement le major de croire ce que je dis : une vipère cornue se trouve indubitablement sur sa chaussure gauche ! Elle semble vouloir grimper vers la chaussette, et je prie respectueusement le colonel, qui est à la gauche du major, de confirmer ce que je dis en penchant la tête, mais sans faire de mouvement brusque.» Le colonel penche un peu la tête, pâlit à son tour et dit doucement : «Andrew, William ne ment pas ! vous ne devez plus bouger. C'est une vipère cornue. Elle monte imperceptiblement vers votre chaussette, surtout pas un geste. Il faut faire quelque chose avant qu'elle n'arrive à votre genou !» Cette fois, c'est le colonel qui le dit, c'est donc vrai ! Le brave major Higgins, de rougeaud qu'il était, devient tout pâle et aucun de ses camarades n?ose plus bouger. Les vipères cornues, dans cette région, sont particulièrement mortelles. Quelques secondes plus tard, d'ailleurs, les yeux du major s'agrandis- sent d'horreur. A travers la chaussette, cette fois, il sent nettement la vipère avancer sur sa cheville ! Le colonel, qui est le seul bien placé, dit alors tranquillement : «Je vais très doucement descendre ma main vers mon revolver et le dégager. Si la tête se présente de profil, je tâcherai de l'arracher d'une balle ! J'espère ne pas abîmer votre chaussette.» (à suivre...)